Les Hommes de la Nature


Cet article de 1904 montre très clairement la contradiction entre les idéalistes créateurs d'un centre de réforme de la vie et les entrepreneurs fondateurs de l'entreprise du sanatorium (NDLR).

Connaissez-vous le Monte Verità ? C’est une colline qui a été baptisée de ce beau nom par des hommes qui croient avoir trouvé la vérité et qui entendent en jouir et en faire bénéficier les autres. Is se sont établis là pour échapper à ce que Max Nordau appelle mensonges conventionnels de la civilisation.

Ce diminutif de montagne est situé à deux pas de Locarno, au-dessus du petit village d’Ascona, dans un site et dans un climat d’une douceur idyllique, et le regard s’étend de là sur un cirque de montagnes boisées qui enserrent de verdure les eaux d’azur du lac Majeur.
Posséder la Vérité ! La prétention est superbe, mais commune. Aussi faut-il définir en quoi consiste la vérité qu’on apporte au monde. Il s’agit ici d’un régime nouveau qui doit faire la santé du corps et de l’âme. C’est un retour à la nature. Mais il y a tant de façons d’y revenir, depuis celle de Rousseau jusqu’à celle de Tolstoï, qu’il faut encore préciser.
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Le principe essentiel est une réforme de l’alimentation, L’homme, devenu omnivore, doit redevenir frugivore. Arrière toute nourriture animale et minérale ! Plus de viande, plus de cadavres ! Ni œufs ni beurre ; pas même de lait : c’est bon uniquement pour les petits enfants. Rien que des fruits, frais ou séchés : noisettes, mûres sauvages, figues, pruneaux, que sais-je ? quelques herbes assaisonnées à l’huile et au jus de citron ; à la rigueur en peu de riz et du pain complet : séparer le son de la farine est une délicatesse artificielle.
L’idéal serait de consommer les produits de la terre tels que la terre les fournit. Est-ce que les animaux usent d’aliments préparés ? Mais on fait quelques concessions à la gourmandise humaine. On ne se résigne pas à manger crues les pommes de terre ; on fait cuire les légumes et parfois les fruits dans un vase clos où la vapeur, en passant sur eux, concentre tout leur suc, toute leur saveur, tous les rayons de soleil dont ils sont imprégnés.
On permet de sucrer la salade, une mode du Nord qui ne plaira pas, je le crains, à tous les palais. Mais ne parlez pas d’épices, quoique le poivre ou la cannelle viennent des plantes. Surtout ne parlez point de sel, quoique les chèvres et les vaches en soient friandes. Le sel est le grand poison, l’ennemi, “le diable”. Dans une lettre à Maeterlink, un des adeptes s’écrie : “Pour sauver le monde, il faut combattre le sel, et le bonheur jaillira”. Que dira de cela le savant M. Quinton, qui soutient que la mer est le milieu primitif de tous les êtres vivant sur notre globe et qu’une injection d’eau salée peut remplacer le sang tiré des veines ?
Et la boisson, direz-vous ? — Vous pensez bien que l’alcool et le vin sont bannis ; il en est de même du thé et du café. Mais, au fait, est-il nécessaire de boire ?
La soif n’est qu’une démangeaison maladive, on la guérit, en ne mangeant ni sel ni viande. Une gorgée d’eau fraîche de loin en loin, voilà tout ce qu’on peut accorder aux faibles.
À ce régime strictement végétal s’ajoutent quelques prescriptions orientées dans le même sens. Des bains d’air et de soleil ! Des vêtements flottants, attachés aux épaules et faits d’étoffes poreuses, pour que la peau soit en perpétuel contact avec l’atmosphère. Ces purs du végétarisme prennent même en pitié le pauvre abbé Kneipp qui se bornait à faire marcher ses malades pieds nus dans la rosée. Ce ne sont pas seulement les pieds, les bras, les jambes qu’il va faut livrer aux baisers du soleil : c’est le corps tout entier qui a droit à ses caresses bienfaisantes.
J’ai sous les yeux une photographie où l’un d’eux bêche la terre dans un costume (si je puis m’exprimer ainsi) renouvelé du Paradis terrestre. Des sectes chrétiennes, les Adamistes, les Paradisiens ont jadis agi de même. Une légende allemande qui encadre le portrait est conçue en ces termes : “La honte nous a vêtus : l’homme nous rendra notre nudité”. Ce n’est toutefois qu’une espérance pour un avenir lointain ; car cet émule d’Adam est encore vêtu d’un ruban qui retient sa longue chevelure et d’une paire de sabots. Peut-être est-ce là un accroc aux vrais principes ; mais il faut lui pardonner. Lorsque, dans toute la simplicité de son âme et de sa toilette, il se rendait au marché de Locarno avec une chemise ouverte et claquant au vent, il paraît que les gamins s’attroupaient et que la police se permit d’intervenir.
Comment cependant se baigner dans la lumière, les jours où il fait mauvais ? Sachez d’abord qu’il ne fait jamais mauvais pour “les convertis”, comme dit une brochure de propagande. Si l’on est encore trop douillet, on en sera quitte pour se promener tout nu sous une cage vitrée. Mais un bain de pluie n’est pas à dédaigner. Et même tous les matins, en plein air, dans des espèces d’auges carrées, on s’arrosera d’eau de pluie spécialement recueillie à cet effet, on se gardera d’employer du savon, raffinement qui fut inconnu à nos premiers ancêtres ; le sable fin suffit aux Arabes pour leurs ablutions ; il nettoie admirablement les casseroles de cuivre. Inutile de chercher autre chose.
On complétera tout cela en couchant fenêtres ouvertes, dans des maisons de bois, sur des lits durs qu’on laissera s’aérer tout le jour. Mieux vaudrait encore dormir sous la voûte du ciel, en ayant une touffe d’herbes pour oreiller et la terre pour matelas ; c’est souverain, parait-il, non pour gagner, mais pour guérir des rhumatismes, Mais il ne faut pas trop demander à la fois : cela viendra plus tard.
On pourrait se figurer qu’une idée d’ascétisme préside à ces préceptes. Erreur ! C’est au nom de l’hygiène seule qu’on commande. On n’invite pas les gens aux privations, au sacrifice. Les habitants du Monte Verità ne sont pas des moines cloitrés, faisant vœu de tristesse et de chasteté ; ils vont et viennent ; ils jouent et dansent ; ils veulent l’homme sain et fort, la vie complète comme leur pain ; ils ne prêchent point la séparation, la guerre des sexes ; s’ils ont pour le mariage un certain dédain, ils ne paraissent pas avoir de répugnance à l’égard de l’amour.
Un des premiers apôtres de cette régénération par le végétarisme, un Hollandais nommé Joseph Salomonson résumé les résultats qu’il en attendait dans ce dialogue des siècles futurs, qui nous reporte aux temps fabuleux des patriarches :
“— Quel Age avez-vous ? — Devinez un peu ! — A peu près 130 ans, au plus 140 ? — Mal deviné ! J’aurai 176 ans le 7 du mois prochain.”
Je ne dois pas oublier que cette réforme a un côté social. Les fondateurs n’admettent point le service domestique ni l’emploi de journaliers. Ils estiment que chacun doit apprendre à se servir soi-même. Ce n’est pas chez eux la théorie égalitaire ; c’est toujours au nom de la santé qu’ils recommandent les soins du ménage et le travail manuel.
Ils désirent créer une sorte de société coopérative entre les personnes qui veulent se dérober aux gênes et aux erreurs du monde ambiant. On aidera les pauvres à se faire une existence indépendante et rationnelle ; on leur donnera des lopins de terre où ils bâtiront et cultiveront. Chacun fournira sa part de travail pour les besoins communs, sa part de plaisir pour les distractions communes. Tel sera cordonnier, tel charpentier, celle-ci cuisinière, celle-là couturière ; l’un jouera du piano, l’autre sera peintre ou conférencier. On aura ainsi un petit phalanstère où trouveront satisfaction même les amis de l’isolement : car, tout autour du noyau central, les solitaires ont pleine liberté de se bâtir en plein bois des ermitages à leur fantaisie.
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J’ai tâché de résumer exactement les idées directrices des colons du Monte Verità. Le pratique répond-elle à la théorie ? J’ai voulu m’en assurer, et nous sommes allés voir de près leur installation.
Une grimpée charmante par des sentiers qui serpentent dans les bruyères roses et les fougères jaunissantes, parmi des roches gris semés de bouleaux grêles ou de robustes châtaigniers. Tout à coup, nous nous trouvons devant un portail en bois modern style qui s’ouvre tout grand sur une espèce de parc.
Nous entrons. Nous arrivons, sans voir personne, à un bureau situé au sous-sol d’une grande bâtisse. Là, nous sommes reçus par un homme peu vêtu, jeune encore, très blond, et chevelu comme un roi mérovingien, avec une barbe soigneusement taillée et une mine si fleurie qu’il pourrait servir d’enseigne à la maison. Nous avons une lettre d’introduction pour lui. Il va nous montrer gratis l’établissement.
Chemin faisant, il nous apprend qu’il y a deux catégories de colons au Monté Verità. Les uns sont des associés, des coopérateurs ; on en compte quatre ou cinq en tout, si je ne me trompe, et à leur tête un couple presque marié, en voyage pour le moment, formé d’un Belge et d’une pianiste allemande qui ont fourni l’argent pour acheter le terrain, qui dirigent tout et donnent “des consultations obligatoires”. Les autres sont de simples hôtes, des malades, Allemands pour la plupart, qui viennent passer là quelques jours ou quelques semaines comme dans un sanatorium quelconque.
La pension y coûte assez cher : 10 francs par jour, pour le moins. Hélas ! Faut-il donc être riche pour revenir à la nature, prendre des bains d’air et se nourrir de noisettes ? L’entreprise serait-elle plus commerciale qu’humanitaire ?
Ce mélange d’hygiène et de gain m’importune.
Notre guide nous dit que les associés veulent gagner d’abord beaucoup d’argent pour mettre ensuite à exécution des plans plus grandioses, pour organiser des succursales, que d’ailleurs on fait des rabais aux pauvres et qu’on baissera bientôt les prix.
En attendant, je vois bel et bien qu’on reçoit des dames avec leurs domestiques ; que des travailleurs sont employés à de petites besognes. Il est vrai qu’on ne les appelle pas ouvriers, mais auxiliaires. Pourtant, quand même on appellerait les domestiques des officieux, comme en Quatre-Vingt-Treize, je ne crois pas que cela changeât beaucoup leur condition.
Pendant que je me livre à ces réflexions, on nous montre le pavillon central, très coquet ; au dehors, perrons, colonnes, galerie, le tout en sapin verni ; à l’intérieur, salle de lecture, salon de musique et de jeux, grand réfectoire où je suis intrigué par la vue de petits tiroirs numérotés. On nous explique que chaque soir les hôtes, ayant chacun leur numéro, indiquent sur un tableau affiché au mur la quantité de pain, de noix, de citrons, de tomates, de haricots qu’ils désirent pour leurs trois repas du lendemain. Le matin tout se trouve dans le tiroir, et ils mangent, quand cela leur plait, groupés ou isolés, à volonté.
On sent que manger est la grande occupation du jour, une besogne quasi sacrée, Chaque repas dure au moins une heure. Il est recommandé de mâcher ses aliments avec componction ; et la recommandation est bien suivie, si j’en juge par un grand gaillard d’une vingtaine d’années qui, jambes et bras nus dans un maillot jaunâtre, se livre consciencieusement à son travail de mastication. Près de lui une jeune fille enveloppée pour tout vêtement d’un sarrau bleuâtre sans manches, rumine avec lenteur.
Je m’attendais bien à ne pas trouver une once de graisse sur le corps des gens soumis à ce régime sévère. Mais vraiment la jeune fille dépasse mon-attente. La pauvre ! On peut compter ses vertèbres sur son échine tannée, et, comme dit un peintre de mes amis elle n’existe pas de profil. Quant à son teint, il rivalise avec le pain d’épices.
Je détourne les yeux vers les maisonnettes de bois où logent “les patients”, comme les nomme le prospectus. On dirait des pavillons de jardin. C’est petit, propret, simplement, mais gentiment meublé.
Avons-nous tout vu ? Non, nos regards sont arrêtés par une grande diablesse de palissade. Elle ferme l’enclos où l’on prend en commun les bains de soleil. Mais honni soit qui mal y pense ! Il y a le côté des hommes et le côté des dames.
Une palissade derrière laquelle il pourrait se passer quelque chose, c’est bien aguichant ! Nous voulons la franchir. Mais il faut payer 2 francs par tête ; les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ? Nous sommes trois ; nous versons nos 6 francs ; après quoi notre guide nous avertit qu’il n’y a pas de “baigneurs” en ce moment, et de fait nous ne voyons qu’une chose, c’est qu’il n’y a rien à voir, sinon quatre auges où les habitués se trempent chaque matin.
Et nous partons, moitié riant, moitié désappointés. Nous n’osons compter sur cet îlot de végétariens pour être le centre de formation d’un monde nouveau. Nous voulons croire que les gens atteints de pléthore y rencontrent quelque soulagement, nous y voyons surtout un asile de neurasthéniques. Certaines figures embroussaillées et trouées de petits yeux inquiets feraient peur au coin d’un bois ; certaines allures farouches donnent à penser que l’homme de la nature remonterait sans grands efforts jusqu’au singe.
La raillerie serait facile, trop facile. Mais après tout la cure de Monte Verità n’est pas beaucoup plus bizarre que les ordonnances de tel médecin à la mode. Et puis, il est toujours intéressant de voir à quelles étrangetés peut aboutir la logique d’un principe poussé à bout. L’humanité fait son triage et son profit parmi les expériences les plus aventureuses de ses enfants perdus.
La Petite République Socialiste (Paris), 29e année, 4 septembre 1904