Monte Verità. La montagne utopique.

Par Hervé GAUVILLE — Libération, 19 août 2002 à 00:41

Près du lac Majeur, artistes et excentriques rêvaient libération de l'humanité et retour à un paradis communiste.

Ascona envoyé spécial

Un raidillon taillé dans la roche grimpe vers la colline. En bas, entre les toits de tuile rouge en accent circonflexe et la végétation luxuriante, voiliers, pédalos et vedettes croisent près de l'embarcadère d'Ascona. Le lac Majeur s'étale entre les montagnes sans faire de vagues.

Monte Verità surplombe de 150 mètres à peine ce petit coin de paradis tessinois. Hissé au sommet, le visiteur pourtant déchante. Certes, le paysage, que favorise un microclimat, mêle à l'envi sapins et palmiers. Mais qu'est donc devenu ce lieu quasi mythique dont le nom seul était un programme ? A l'époque où l'endroit s'appelait encore la Monescia, un conseiller national de Locarno, ville distante de cinq kilomètres, projetait d'y fonder un couvent théosophique. L'affaire ne se fit pas, mais le terrain trouva preneur en 1900 en la personne du fils d'un riche industriel anversois. Henri Oedenkoven y établit alors une communauté végétarienne avec sa femme, Ida Hofman, professeur de piano férue de wagnérisme et active féministe.

Autour du couple fondateur de ce qui s'appelle maintenant Monte Verità se greffent quelques personnalités excentriques parmi lesquelles les frères Gräser, Karl, ancien officier austro-hongrois, et Gustav, surnommé Gusto, retiré dans une caverne et maître à penser de l'écrivain Herman Hesse. Les environs étaient alors peuplés d'individus vivant plus ou moins en marge de la société. L'un des plus célèbres était l'anarchiste russe Bakounine, installé à Locarno dès 1869. A Monte Verità, la Casa dei Russi témoigne de l'arrivée des émigrants après la révolution de 1905. Parmi les rares habitations originelles encore debout sur le site, elle est la seule qui ne se visite pas. Une antique cuisinière à bois se distingue néanmoins derrière ses vitres poussiéreuses. La Maison des Russes est un exemple typique des huttes en «lumière & air» construites avec des pierres extraites de la colline, formant soubassement pour deux petites chambres aux murs de bois. Pour la découvrir, il aura néanmoins fallu s'écarter de la route goudronnée qui conduit les grosses cylindrées au pied de l'hôtel Monte Verità, d'inspiration Bauhaus. Le bâtiment a été rénové en 1992 pour accueillir un centre de séminaires. Il est flanqué d'une aile faisant office de restaurant et, en mémoire de la période historique, on accède à sa terrasse par l'ancien escalier en encorbellement qui ornait la Casa Centrale aujourd'hui détruite.

Réformateurs sociaux. Depuis 1900, Monte Verità n'a cessé de se transformer. L'actuel rendez-vous d'universitaires venus dégoiser leurs discours dans un cadre luxueux n'a plus grand-chose à voir avec l'époque des naturistes, végétariens, anthroposophes, réformateurs sociaux et partisans de l'union libre. Mais, pour peu qu'on s'éloigne du complexe hôtelier (41 chambres dont deux suites), les sentiers s'enfoncent dans les bois et ménagent quelques surprises. Dans une clairière se dressent soudain quatre tuyaux rouillés, vestiges des douches communes jadis utilisées en plein air. Ces simples bouts de ferraille, voisinant avec un portique à l'usage incertain, ressuscitent l'image des femmes chaussées des sandales qu'elles avaient elles-mêmes confectionnées et des barbus qui binaient leur potager avec un bandeau sur le front et une paire de sabots pour unique vêtement. Il devient ainsi évident que nulle part mieux qu'ici le psychanalyste Otto Gross ne pouvait imaginer son école pour la libération de l'humanité, le retour au paradis communiste et l'avènement du matriarcat.

Autarcie. Monte Verità se prêtait à toutes les utopies, mêlant les nationalités, les pratiques artistiques, les initiatives politiques et les expériences conviviales. Rudolf von Laban n'avait pas hésité à abandonner son studio munichois pour venir y développer son nouvel enseignement. Pendant cinq ans, le chorégraphe va travailler là avec les danseuses Mary Wigman et Suzanne Perrottet qui en avaient assez de leur séjour à Hellerau (1). Avant de se consacrer à la peinture et à la sculpture, Sophie Taueber rejoint elle aussi Laban. Elle entraîne avec elle son compagnon, l'artiste Hans Arp, et ses camarades dadaïstes du café Voltaire (2). Au plus fort de son activité, le site recevra jusqu'à 200 personnes venues surtout d'Europe de l'Est et du Nord.

Les problèmes de survie économique ne facilitaient pas les choses. La fortune d'Oedenkoven et le régime autarcique basé sur la vente des produits de la terre au marché d'Ascona ne suffirent bientôt plus. En 1905 s'ouvrit un sanatorium supposé séduire des constitutions anémiées avides de grand air, d'hygiène et de saine nourriture. Dans la Casa Selma, construite en 1901 et ouverte au public depuis 1983, tracts et affiches vantent les mérites des bains de vapeur et de fange, des compresses de linges humides, du jardinage et de la gymnastique. Le traitement comporte en outre des séances d'héliothérapie, autrement dit des bains de soleil. La Casa Anatta (Maison de l'âme), construite en 1902 selon les instructions d'Oedenkoven, comportait ainsi un toit plat, exemple unique dans la région à cette époque, propice à l'exposition solaire des corps nus. De nos jours, grâce à l'historien d'art Harald Szeemann qui, en 1978, a organisé une exposition itinérante sur l'histoire d'Ascona, la maison des fondateurs est devenue le musée permanent de Monte Verità.

(1) A lire demain, dans cette série, «Les berceaux de la modernité».

(2) Idem, après-demain, 21 août.

(Demain : Hellerau en Allemagne)

Hervé GAUVILLE

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