Extraits sur Gusto Gräser de
Monte
Verità, 1900-1920 :
une
“communauté alternative” entre mouvance völkisch et avant-garde
artistique
par Philippe
Baillet dans: VOULOIR. Revue culturelle pluridisciplinaire /
Archives EROE, 21 janvier 2015. 07:00.
L'étude complète sur le Monte Verità se trouve dans:
http://www.archiveseroe.eu/monte-verita-a115285614
Gusto Gräser est
le prototype des Hommes Naturels de Monte Verità. Il
est né en 1879, à Kronstadt, dans la communauté
germanique de Transylvanie, où l’on pratiquait un
égalitarisme communal et agraire. C’est cet idéal
de liberté et d’indépendance que Gräser va
essayer de transplanter à Monte Verità. Gräser est
un rebelle dans le lignage des écrivains idéalistes
américains : Whitman, Emerson, Thoreau. Il
a appris la gravure sur bois, puis la lithographie avec Diefenbach,
et il se revendique comme artiste. Il commence à vagabonder,
laisse pousser sa barbe, s’habille d’une toge ou de peaux
de bêtes, mange des aliments crus. Il est emprisonné
parce qu’il refuse de faire son service militaire. Pendant
vingt ans, Monte Verità sera le refuge où il reviendra
entre ses voyages (même si, comme on l’a vu plus haut,
il en conteste violemment la dérive "commerciale").
En 1906 [note de l'éditeur: 1907!], Hesse le rencontre à Ascona, et
c’est
pour lui une révélation. Il a trouvé son héros
: Gräser met en pratique tout ce dont il rêve. On retrouve
l’empreinte de son modèle dans beaucoup de ses livres.
Gräser a
trois
enfants avec une compagne, Elisabeth, qui en avait déjà
cinq quand il l’a connue. Profondément influencé
par Lao-Tseu — qu’il traduit —, il vit de ce qu’on
lui donne, et prêche le quiétisme. Son hédonisme
a une forte dimension ascétique : il veut servir de modèle,
être un exemple ambulant de bonne santé, de vie simple «
selon la nature ». Il écrit des poèmes et
improvise des conférences — on dirait aujourd’hui
des performances — où il attaque la conception
chrétienne du péché. Gusto Gräser est
littéralement « l’homme sans qualités
» à l’aboutissement d’une tradition mystique
qui oppose pauvreté à propriété. En 1912,
il se joint à un groupe de Wandervögel (les
Oiseaux Migrateurs), le mouvement de jeunesse itinérante qui
se développe en Allemagne, et qui prône le vagabondage
dans la nature, la vie en communauté, mais aussi le retour aux
traditions ancestrales germaniques. En 1914, il est emprisonné
pour pacifisme. En 1919, il donne une conférence à
Munich sur Le communisme du cœur…
Ses
séjours à Ascona deviennent plus épars. Dans
l’Allemagne de l’inflation, Gräser sert de modèle
à nombreux “prophètes aux pieds nus” (qui
permettent de recadrer le personnage d’Hitler dans un contexte
messianique bien précis). Parmi eux, Muck-Lamberty, qui crée
le mouvement de la neue Schar
(la nouvelle bande) soutenu par Diederichs, l’éditeur de
Laban. Accueillis par des foules enthousiastes, ses jeunes disciples
portent sur leurs bannières des citations de Gräser. Sous
le nazisme, la vie errante de Gräser continue entre deux
arrestations. Sans statut officiel, sans carte de rationnement, il
parvient à mener une vie souterraine pendant le nazisme en
travaillant dans une bibliothèque. Une photo extraordinaire le
montre, vêtu de sa tunique d’Homme Naturel, dans les
ruines de Munich bombardé. Gusto Gräser meurt en
1958.
Le
poète
nomade
Gustav Gräser (1879-1958), dit “Gusto”, fut une des
figures les plus marquantes de la communauté de Monte Verità.
Il avait participé à la réunion fondatrice de
1900, au cours de laquelle un groupe de jeunes gens avait décidé
de fuir le monde des villes pour fonder une communauté de leur
choix. Tout au long de son existence mouvementée (il fut
emprisonné à plusieurs reprises), Gräser incarna
un mode de vie en rupture avec la “civilisation” moderne.
Gusto
Gräser est
un Volksdeutsch, un “Allemand (ethnique) de l’étranger”.
Il naît en 1879, sous le signe du Verseau, à Kronstadt
en Transylvanie roumaine (la ville s’appelle aujourd’hui
Brasov). Fils d’un juge, Gräser se montre très tôt
rebelle à toute contrainte imposée de l’extérieur,
mais capable de se donner et de suivre une discipline de vie
rigoureuse. Il se rattache au mouvement de réforme de la vie
par sa brève formation — « il étudie la
lithographie à Vienne, puis devient en 1898 l’élève
du peintre Karl W. Diefenbach » (ibid. : 54), donc du
maître de Fidus — et par son végétarisme
strict, mais aussi à la sensibilité libertaire par son
pacifisme intégral, qui lui vaudra d’être
emprisonné à plusieurs reprises (rentré à
Kronstadt après les tout premiers débuts de la colonie,
il est jeté en prison fin 1901 pendant cinq mois pour avoir
refusé de faire son service militaire ; en juillet 1915, il
sera arrêté par les autorités de Stuttgart, puis
placé dans un asile pendant six mois, pour avoir refusé
de porter l’uniforme et de saluer le drapeau), et son rejet
absolu de toute insertion sociale.
Dans
les premières années de la colonie, Gräser
s’impose comme la principale figure de la tendance radicale,
celle des Naturmenschen,
des “hommes naturels”. À Kronstadt, il portait
déjà une tunique et des peaux de bête, sans doute
sous l’effet d’une teutomanie
de jeunesse bien excusable. À
Monte Verità, il s’installe dans une grotte et vit comme
un ermite, du moins dans les premiers temps. Mais
Gräser est bien plus qu’un simple excentrique. Toute
son existence, dont on survolera plus loin les autres étapes,
se caractérise en fait par une cohérence inflexible.
Gräser donne l’impression d’un être ayant su
très tôt ce qu’il voulait et ayant compris que sa
“fonction prophétique” allait l’exposer à
une grande solitude.
Le « prophète aux pieds nus » — comme a dit
Ulrich Linse en parlant de lui et de quelques autres (Linse, 1983) —
avait en tout cas fière allure : toujours vêtu d’une
tunique et chaussé de sandales fabriquées par ses
soins, avec sa haute taille, ses longs cheveux blonds réunis
sur le front par un bandeau et ses yeux clairs, « il essaya de
faire renaître à Ascona une race d’hommes libres
comme les anciens Germains » (Green, 1986: 52).
Passionné
d’étymologies savantes et de jeux de mots humoristiques,
il expliquait que son nom était le pluriel de Gras
(herbe) et offrait, en guise de carte de visite, des brins d’herbe.
Pendant l’aventure de Monte Verità qu’il vécut
de 1900 à 1919, mais avec parfois des séjours assez
longs à Munich ou ailleurs, puis sous Weimar, Gräser fut
une sorte de prédicateur itinérant.
Il
parlait pour le sens de l’humain mais contre le christianisme,
pour l’humanisation (Menschbildung)
mais contre la civilisation, pour l’amour du pays natal
(Heimatliebe)
et de la langue allemande mais contre le patriotisme (ibid.
: 146), pour la réduction maximale des faux besoins et
l’extension maximale de la liberté, qu’il
n’identifiait pas à la licence, pour une humanité
si respectueuse de la nature qu’elle n’eût rien
défiguré. (Gräser
avait l’habitude de donner des noms d’arbres aux enfants,
les siens et ceux de ses compagnons). C’est à bon droit
que Green voit en lui un « précurseur caché »
des Verts allemands, parmi lesquels on compte de nombreux
anthro-posophes (ibid.: 81). S’il semble que Gräser n’ait
guère apprécié l’œuvre de Rudolf
Steiner (1861-1925) — lequel, «n’en déplaise
à de nombreuses rumeurs […] ne séjourna jamais à
Monte Verità », mais prononça seulement une
conférence à Locarno en 1911 (Schönenberger, in
Szeemann, 1978: 73) —, il n’en défendait pas moins
en effet des idées assez proches des sciences dans plusieurs
domaines.
Mais
Gräser
n’aimait pas les systèmes : il a surtout laissé
des poèmes, ainsi qu’une adaptation du Tao Te King.
« Ses grands amis, évidemment, étaient Lao-tseu,
Thoreau et Nietzsche » (Green, 1986 : 73).