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Le 25 juillet à 0h00
Magique montagne

Par DIDIER PÉRON

«Nous mangeons de la salade | Et des fruits | Et des légumes | Nous haïssons la viande | Et le lait et les œufs | Nous sommes des végétariens | Si vous attaquez les végétariens, ils vous lanceront des noix sur la tête.» Ce texte charmant est signé de l’écrivain, poète, anarchiste et bisexuel Erich Mühsam. Il l’a écrit vers 1904-1905, lors d’un de ses séjours à Ascona dans le Tessin suisse, qui abrite alors le Sanatorium de Monte Verità. Cette villégiature proto-bio-alter n’est pas seulement vouée au culte des fruits et légumes, c’est un étrange laboratoire intellectuel, paramédical et artistique fondé en 1900 par un groupe d’amis et qui attirera pendant trois décennies bon nombre d’«esprits indomptés», «la bohème qui nous indique la voie d’une nouvelle culture» (Mühsam toujours).

A l’époque, Ascona n’est qu’une bourgade pauvre mais les habitants ont l’esprit large. C’est là, au milieu d’une végétation luxuriante et avec vue sur l’eau bleu-acier du lac Majeur que Nietzsche termina, en 1871, son essai Naissance de la tragédie, et que Mikhaïl Bakounine, qui a fui la Russie et les prisons tsaristes, écrit l’Etat et l’anarchie, bréviaire pour la destruction de l’ordre capitaliste et de l’ordre tout court.

En 1889, Franz Hartmann, astrologue allemand, et Alfredo Pioda, un homme politique local et progressiste, tous deux épris des théories théosophiques sous forte influence hindoue, lancent l’idée d’un «couvent laïc» rassemblant les individus «sans distinction de race, credo, sexe, caste ou couleur». Mais le projet n’aboutit pas. Onze ans plus tard, il ressurgit grâce à sept jeunes gens de bonnes familles, né en Allemagne, en Hollande, en Slovénie ou au Monténégro, qui débarquent à Ascona, attirés par la beauté du lieu, son climat et d’éventuelles forces telluriques dont l’endroit serait porteur. Ce clan se compose d’Henri Oedenkoven (fils d’industriels fortunés d’Anvers), Karl Gräser (ancien officier de l’armée impériale, fondateur du groupe pacifiste Ohne Zwang, Sans contrainte), son frère, le peintre Gustav Gräser, Ida Hoffman (une intellectuelle féministe) et sa sœur Jeny, Lotte Hattemer (une belle jeune fille aux idées anarchistes, en rupture avec un père qui subvient néanmoins à ces besoins) et Ferdinand Brune.

Deux tendances

La colline de Monescia est inhabitée, Henri Oedenkoven avance l’essentiel des fonds pour l’acquisition d’une vaste parcelle et la fine équipe se met au boulot : construction de cabanes et jardinage. L’influence du Tolstoï tardif - ayant basculé dans une sorte de mystique égalitariste au sein de sa gigantesque propriété d’Iasnaïa Poliana - est présente, de même que les lectures de Rousseau, du Walden ou la vie dans les bois, de Thoreau et des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Ida, Henri, Karl et les autres sont également nourris des théories primitivistes qui font florès à l’aurore du XXe siècle : en gros, et parfois en très gros, l’idée que la société corrompt par la généralisation des rapports d’argent, que les villes ne sont que le résultat d’un orgueil technique cherchant à abolir la Nature matrice.

Sectes spirites, officines nudistes, cercles philosophiques, mouvements féministes, pacifistes, socialistes, libertariens, gourous de l’affranchissement, théosophes, randonneurs en culottes de peau, forment une nébuleuse aux intérêts plus ou moins connexes, que la bande d’Ascona va se charger de fédérer en un lieu alliant douceur de vivre et effervescence utopique. La colline est baptisée Monte Verità, la Montagne de la vérité.

Le groupe prône l’union libre, l’égalité homme-femme, ils jardinent en tenue légère (voire nus), l’alcool est proscrit, les repas se composent de légumes et fruits crus. Comme souvent, l’idéal est rattrapé par la réalité : après quelques mois de réciprocité des cœurs et d’affranchissement des corps, un désaccord apparaît, notamment entre Henri Oedenkoven, qui envisage l’ouverture d’un lieu de cure, et les frères Gräser. Eux qui se vouent à l’autosuffisance et au troc rejettent cette conversion à l’argent. Monte Verità connaît d’emblée deux tendances : un rêve bourgeois de paradis terrestre bénéficiant du confort moderne (eau, électricité) et potentiellement rentable ; et l’aspiration d’un retour à un état de nature affranchi des calculs d’intérêts.

Oedenkoven qui vit avec Ida Hoffman dépose son projet hôtelier tandis que Karl Gräser s’expatrie avec femme (Jeny Hoffman, la sœur d’Ida) et enfants sur un lopin, plus bas sur la colline, sans commodités. Gustav Gräser, plus radical encore, s’installe dans une grotte où il dort à même le sol près d’un feu de bois. En 1904, deux imposantes bâtisses d’inspiration Art nouveau sont édifiés (la Maison centrale et la Casa Anatta) par le couple Oedenkoven et Hoffman, qui permettent d’aménager restaurant, bibliothèque, salon de musique et court de tennis. Dès lors, la réputation de centre de régénérescence de Monte Verità ne va cesser de croître. Jardinage, gym, repas sains («on ne mange pas de cadavres»), repos dans les clairières environnantes où l’on peut prendre bains et douches grâce à des installations éparpillées, discussions sur toutes les idées d’avant-garde (contre la morale patriarcale, pour l’affranchissement des sexes), les curistes de passage repartent après quelques semaines «régénérés», prêts à affronter «l’asile de fou qu’on appelle le monde».

Les autochtones finissent par hausser le sourcil. Ils voient se promener dans les rues des hommes à barbe et cheveux longs, en tunique de lin et sandales, des femmes aux têtes couronnés de fleurs, toutes sortes d’excentricités qu’aggravent des rumeurs persistantes d’orgies forestières, de rites païens en pleine nuit. Ils nomment les curistes les «Balabiott, ceux qui dansent nus ou fous». Dans ce cénacle, on trouve des ouvriers ou des marginaux qui s’acquittent du droit d’être là par quelques travaux mais il y a surtout des personnalités de premier plan : l’écrivain Herman Hesse, les psychanalystes Otto Gross et Carl Gustav Jung, le révolutionnaire Trotsky, les danseuses Isadora Duncan et Mary Wigman, et plus tard toute la clique du Bauhaus. En 1913, le chorégraphe Rudolf von Laban y donne des cours d’expression corporelle. Des photos révèlent des jeunes hommes et femmes en tuniques gréco-romaines sautillant dans les herbages ou se déboîtant le bassin à coups de déhanchements holistiques.

Hermann Hesse séjourne souvent à Monte Verità. Sensible aux philosophies et religions indiennes et asiatiques, il lutte par ailleurs contre la dépression et l’alcoolisme. Il racontera comment à Verità, il aime à trouver un semblant d’équilibre, dormant dans des huttes de feuillage, jeûnant et ne buvant que de l’eau : «Je vivais nu et éveillé, tel un cerf dans son bocage de rocaille.» Il se lie d’amitié avec l’ermite Gustav Gräser, l’homme de la grotte, qui s’est lancé dans une traduction en allemand des écrits de Lao-Tseu.

Autre personnage encore plus perturbé, Otto Gross sème la zizanie à chacun de ses séjours. Son appétit sexuel, sa consommation de cocaïne et son charisme en font un personnage à la fois attirant et destructeur. Il développpe des théories sur le nécessaire rétablissement du matriarcat primordial et sur la complète libération de toute morale dans le champ sexuel. Il incite à la consommation de drogues afin de franchir les caps de la conscience et accroître l’aptitude du corps aux plaisirs. Gross avec Erich Müsham et d’autres envisagent de fonder une école anarchiste au bord du lac Majeur.

Deux suicides

Otto Gross passe d’une maîtresse à l’autre, leur fait des enfants dont il refuse (par principe) de s’occuper. Il fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique en raison de son addiction à la drogue mais aussi sur ordre de son père, un criminologue ultraconservateur. Emule de Freud qui l’a répudié après l’avoir jugé dangereux, Gross est soupçonné d’avoir aidé deux femmes à mourir en leur procurant à l’une du poison, l’autre de la drogue. C’est d’abord Lotte Hattener, pionnière de Verità, qui se suicide en 1906, puis en 1911, Sophie Benz, peintre et anarchiste, que l’on retrouve morte d’une overdose de cocaïne. La montagne magique se couvre d’épais nuages noirs, l’Eden derrière les palissades ne suffit pas à protéger des attaques blessantes du monde extérieur. Ces inadaptés fragiles vont être frappés de plein fouet par la grande guerre.

D’autres en revanche prospèrent. Notamment, Laban qui, l’été 1917, organise une grande chorégraphie sur la colline d’Ascona, de 18 heures à 6 heures du matin, saturnale moderniste qui clôt la réunion d’un ordre maçonnique obscur mené par un illuminé, Theodore Reuss (chanteur d’opéra, espion, journaliste, occultiste). L’Ordo Templi Orientis (et la cellule Vera Mytica fondée à Ascona) mêle culte à Marie, végétarisme et dévotions sexuelles. Avec ses centaines de danseurs assez peu habillés, ses flambeaux, ses gongs, déployés sur des hectares, Laban pose les fondements du spectacle païen de masse qui le conduira plus tard à en présenter à Goebbels un filage pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Berlin de 1936. Laban sera finalement renvoyé brutalement par le chef de la propagande nazie.

Exil au Brésil

Le recours aux mythes - cocktail de cultures classiques, d’allusions aux pharaons et de poussées de fièvre wagnériennes -, une aptitude à s’autoproclamer prophète et visionnaire, l’obsession de l’émancipation sont autant d’éléments, sans gravité au temps prospère de la première décennie du XXe, qui se muent, après 1918 puis la grande inflation de 1923, en signes avant-coureurs d’une ère de désastre. Gustav Gräser devient un prêcheur pacifiste itinérant et manque d’être lapidé à Munich quand il parle du «communisme du cœur». Otto Gross meurt en 1920 dans une rue de Berlin, crevant de faim et en proie à une violente crise de manque. Le poète Mühsam - qui a fondé le journal Fanal, qui alerte sur la montée du fascisme - sera l’un des premiers à être déporté dans le camp d’Oranienburg. Les nazis maquillent son assassinat en suicide le 10 juillet 1934.

L’esprit libertaire de Monte Verità ne survit pas au rachat des lieux par le banquier Eduard von der Heydt qui y fait construire un grand hôtel. Sentant l’imminence des dangers en Europe, Ida Hoffman et Henri Oedenkoven s’exilent au Brésil où on perd leur trace. Les idéalistes aux cheveux longs et barbes fleuries n’ont rien pu faire pour empêcher l’irrésistible ascension d’un dictateur qu’une cuisante ironie de l’histoire a voulu végétarien, Hitler, leader d’une nation assoiffée de sang.

Dans les années 20, l’Anglais Stephen Spender, poète, homosexuel, ami de Christopher Isherwood, découvre l’ambiance de la république de Weimar, emballé et terrifié par la liberté hédoniste qui y règne. Parlant de ses jeunes amis allemands, il écrit dans Autobiographie :«Dans leur cerveau brillait un soleil abstrait, un énorme cercle de feu, une intense blancheur gommant les contours distincts de toutes les autres formes de conscience, qui brûlait jusqu’au sens temporel.» La joie de façade dissimule la détresse sociale et le chaos politique. L’éclipse va bientôt être totale. L’image la plus saisissante de la manière dont l’utopie des sept amis d’Ascona s’abolit en cauchemar, c’est sans nul doute la photo de Gustav Gräser, l’infatigable apôtre de l’amour universel, errant, à la fin de la guerre, fantôme hirsute et déphasé, dans les ruines de Munich bombardée.

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