Monte Verità
September 2004 - Photo Wolfgang Wackernagel
par Wolfgang Wackernagel
À la mémoire de Harald Szeemann (1933-2005)
* Article publié dans :
Mystique: la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours. Actes du colloque international de l'Université Libre de Bruxelles, Organisé par le Centre Interdisciplinaire d'Etude des Religions et de la Laïcité, Université Libre de Bruxelles 9-10-11 décembre 2004. Ouvrage collectif édité par Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke. Éditions de l'Université de Bruxelles. Problèmes d'histoire des religions, tome XV. Bruxelles 2005, p. 175-186, avec cahier photographique de trois pages / sept photos à propos de Gustav Gräser & Monte Verità inséré entre les pages 160 et 161 du livre. Version mise à jour par l'auteur pour Gusto-Graeser.info Avec mes remerciements à Hermann Müller, Frank Milautzcki et Reinhard Christeller. Wolfgang Wackernagel, le 21 Janvier 2007. |
Ayant
depuis l’enfance régulièrement passé des vacances estivales dans la
partie méridionale de la Suisse, dans la région d’Ascona, près de
Locarno, l’existence d’une montagne entourée de légendes, où toutes
sortes de personnages prodigieux auraient séjourné à l’aube du XXe
siècle, un peu comme des dieux ou des demi-dieux dans l’Olympe (selon
certains, ou comme des artistes marginaux à moitié fous selon
d’autres), fait partie de mes souvenirs les plus précoces. Devenu
spécialiste de Maître Eckhart et de la mystique dite rhénane, c’est
avec une certaine émotion que je propose de confronter, en cet exposé,
notre domaine de prédilection – à savoir la mystique – avec des
éléments sortis de ma boîte à souvenirs personnelle. Une boîte à
souvenirs, précisons-le, amplement enrichie – et parfois contredite –
par l’apport, plus rigoureux que mes vagues souvenirs, impressions ou
propos glanés de vive voix, d’un nombre grandissant de publications
consacrées à l’histoire du Monte Verità1.
Dans
la perspective du thème
privilégié de ce colloque, le but de cet exposé est donc de tenter de
répondre à une question qui n’a pas encore été posée dans le contexte
de l’histoire du Monte Verità, à savoir : qu’y avait-il au juste de «
mystique » dans la mouvance et dans le site du Monte Verità ?
1. Le site du Monte Verità
Commençons
par énoncer
quelques faits, assortis de plus hasardeuses hypothèses. Tout d’abord,
à propos de la vocation religieuse du site :
La
montagne, ou plus exactement, la colline dite « de la vérité » (Monte
Verità),
qui s’élève à environ 150 mètres au-dessus du Lac Majeur et du petit
village de pêcheurs qu’était jadis Ascona, est une invention récente,
puisque jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle ne portait pas encore ce
nom. On l’appelait La Monescia, nom qui ne manque
pas de suggérer quelque passé « monastique ». En dialecte local, les
gens du pays disaient simplement I Mött,
« Les Collines » (littéralement : « Les Mottes »), car il s’agit en
fait d’au moins trois collines majeures, sises entre les villages
d’Arcegno, de Ronco et d’Ascona. Au centre, entre les trois collines,
une source s’écoule en petit ruisseau le long d’un pré triangulaire
appelé aujourd’hui Parsifal, pour descendre dans le
vallon de la « Madonna della Fontana ».
Cette
« Madone de la Fontaine », située à l’arrière de la colline principale (Pai
Mött
ou Monte Verità), ainsi que le toponyme de « San Materno », non loin
d’Ascona, suggèrent que la vocation religieuse du site, explicitement
féminine, est relativement ancienne. Giorgio Vacchini, véritable
mémoire des traditions orales de la région d’Ascona, fait remarquer de
façon un peu humoristique mais pertinente à ce propos, que dès le XVe
siècle, la Madone fut la première et principale touriste dans la région2.
Sa première apparition date de 1428 à proximité du Monte Verità, où
l’on construisit au XVIIe siècle le sanctuaire de « La Madonna della
Fontana » (derrière le Monte Verità). Les deux autres apparitions
majeures datent de 1454 (sanctuaire de Rè, dans le Centovalli) et 1480
(sanctuaire de La Madonna del Sasso, au-dessus de Locarno).
D’innombrables petits sanctuaires dans les vallées les plus reculées
laissent supposer que La Sainte Dame visita ensuite tout
l’arrière-pays. Ainsi on l’aurait encore vue au milieu du XXe siècle au
fond du Val Verzasca, au pied d’une montagne à bon escient nommée Madom
Gröss.
Selon
une autre perspective,
on a parfois suggéré que le Monte Verità était un véritable nid
d’éphémères hérésies individualistes3.
Ce rapprochement est assez exact, sachant que l’hérésie n’est en fait
rien d’autre que l’adhésion d’un individu au libre choix de ses propres
opinions personnelles. On remarquera que même de ce point de vue, la
région n’est pas dépourvue de traditions plus anciennes. En effet, le
village de Bosco Gurin, situé dans une vallée jadis d’accès très
difficile, au fond du Valle Maggia, est célèbre pour avoir constitué
pendant des siècles un véritable bastion de l’hérésie vaudoise (cf.
Petrus Valdo, Valdes, Valdesius ou Valdensis – en allemand, on les
appelle Waldenser, ce qui fait penser à « ceux qui
vivrent au fond des bois », un peu comme les plus extrémistes parmi les
Monteveritani).
Hérétique
ou non, la vocation
religieuse de la région est sans doute encore bien plus ancienne, si
l’on admet que certaines vieilles pierres des environs sont en fait des
arrangements mégalithiques, ce qui reste néanmoins plus difficile à
prouver. Toutefois, la présence de ce qui semble être une authentique «
pierre à cupules », non loin d’Arcegno, pourrait en effet corroborer
cette thèse, déjà énoncée par le « peintre anarchiste » Ernst Frick
(1881-1956, - ami de Frieda et Otto Gross; en relation avec le groupe
artistique du Cavalier Bleu - Der Blaue Reiter).
Nous lui devons certains croquis d'une mystérieuse « pierre druidique »
(Druidenstein), exposés dans le Musée de la Casa
Anatta (Fondazione Monte Verità). Frick a notamment
cherché à montrer que la troisième Mött,
la colline de gauche, qui est la plus élevée et qui domine aussi le Lac
Majeur tout comme le Monte Verità – une colline qui porte le nom
insolite de Baladrüm – , est un ancien oppidum
celtique, une «
place forte », voire une « place sainte », qui remonterait à la
civilisation de La Tène. Dans cette perspective, le nom d’Ascona
(littéralement : « La Dame ou la Reine des As ou des Ases » ?) pourrait
aussi être le nom de quelque déesse maternelle, d’origine
préhistorique. Tout cela est certes plus incertain, mais il faut
néanmoins le mentionner, car cela a sans doute joué un rôle plus ou
moins conscient dans l’imaginaire des Monteveritani.
Signalons
encore que des mesures effectuées en 1977 ont montré que le Monte
Verità est un des trois endroits en Suisse présentant les plus fortes
anomalies magnétiques (« déclinaison ouest par rapport au nord
géographique », due sans doute à des gisements de ferrite). Les deux
autres endroits sont : Sils Maria et le Mont Pèlerin.
2. Sept figures
fondatrices
Les
premiers Monteveritani, au
sens strict de ce terme, sont arrivés dans la région en 1900. Par souci
de clarté et de concision, on se limitera dans cet article à trois
parmi les sept figures fondatrices qui, après de longues randonnées
pédestres4
le long des lacs du versant sud des Alpes, ont « inventé » le site du
Monte Verità. Il s’agit de : Henri Oedenkoven et de sa compagne Ida
Hofmann, ainsi que du « prédicateur ambulant » (Wanderprediger)
Gustav Gräser. Les quatre autres personnages, à savoir : Jenny Hofmann,
sœur d’Ida ; Karl Gräser (1875-1915), frère de Gustav ; ainsi que la «
mystique catholique » Lotte Hattemer 5
et son ami le théosophe Ferdinand Brune ne seront pas étudiés ici,
faute de place, et parce que nous possédons moins d’informations
précises à leur sujet. De plus, la polarité entre le couple
Oedenkoven-Hofmann et Gustav Gräser est suffisante pour suggérer
l’étendue de la gamme de personnages que l’on pouvait rencontrer dans
la première phase du Monte Verità.
On
peut supposer que ces
personnes ont choisi le nom de Monte Verità par analogie avec les
collines situées au-dessus de Locarno, appelées Monte Trinità, et en
raison de « la quête de la vérité » (et non pas de « la détention de la
vérité »), à laquelle cette colline de La Monescia
était désormais dédiée. Luigi Antognini voit dans le choix de cette
nouvelle dénomination quelque chose de mystique6.
Force est de reconnaître que le nom, ajouté à la beauté naturelle du
site, peut éveiller chez certains des sentiments de religiosité
apparentés à la mystique, une religiosité mystique inspirée de « Notre
Dame Nature », et qui se retrouve aussi adéquatement exprimée dans la
religiosité mariale précédemment évoquée. Dans une perspective «
prémariale », il est intéressant d’ajouter que vues depuis le Monte
Trinità, d’où ces sept personnes auraient d’abord aperçu le futur Monte
Verità, les trois collines (I Mött) du Monte Verità
ressemblent
en fait à un femme couchée. Cette ressemblance est encore plus
frappante lorsqu’on se rapproche dans la même trajectoire, pour voir se
dresser ce qui ressemble à trois généreuses « mamelles », dont, au
premier plan, la fameuse « Mött du Monte Verità »
(un véritable
Mont de Vénus), que l’on peut voir le mieux non loin du pont de
l’actuelle autoroute qui enjambe la rivière Maggia, pour relier la
plaine d’Ascona avec celle de Locarno.
3. Henri Oedenkoven (1875-1935)
Parmi
les sept inventeurs du
Monte Verità, on ne saurait dire que tous étaient particulièrement
religieux ou mystiques. C’est notamment le cas du principal fondateur
et futur propriétaire des lieux à savoir Henri Oedenkoven (1875-1935).
Cependant, il est à noter qu’Oedenkoven rachète La Monescia
au Conseiller national tessinois Alfredo Pioda (1848-1909), qui avait
déjà projeté, en 1889, d’y construire un couvent de théosophie laïque
dénommé « Fraternitas ». L’acte fondateur de cette société, rédigé en
langue française, est notamment signé par la comtesse Constance
Wachtmeister, une proche confidente de la fondatrice de la Société
théosophique, à savoir Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891). Comme
cette dernière était encore en vie, elle a sans doute entendu parler de
ce projet. Le document parle entre autres de régime végétarien, de
théosophie et de vie conforme à la fraternité universelle7.
Dans son testament du 31 août 1903, Alfredo Pioda parle à sa nièce de
l’immortalité de l’âme … et de l’inutilité de toute sépulture, car le
corps d’un homme mort n’a pas plus d’importance que ses vieux habits.
Ensuite, il lui recommande de lire des écrits théosophiques et mystiques8.
Le
but déclaré d’Oedenkoven,
fils encore très jeune d’un riche industriel de Belgique, était de
construire un sanatorium dédié à ce qu’il faudrait appeler aujourd’hui
« la naturopathie ». En ce sens, lui-même et ses amis étaient
indéniablement des pionniers. Soucieux de réformes alimentaires,
vestimentaires et sociales, il avait néanmoins gardé un certain sens
des réalités matérielles. D’autre part, Oedenkoven n’était pas non plus
hostile au progrès. Il savait apprécier le confort apporté par
certaines innovations technologiques, à condition qu’elles ne dégradent
pas la nature environnante. Une grande partie de ses efforts visaient à
rendre la coopérative économiquement viable. En 1905, cinq années après
leur arrivée sur les lieux, il publia un dépliant intitulé « Statuts
provisoires de la société végétarienne du Monte Verità », où l’on peut
lire que le but de la coopérative était l’élaboration de nouveaux modes
de vies (aujourd’hui, on dirait « alternatifs »), en vue « d’un
meilleur accord avec les lois de la nature »9. Cette harmonie avec les lois de la nature est
notamment symbolisée par le signe taoïste du Yin-Yang 10,
lequel figure au plafond, au-dessus des fenêtres et même encore une
fois sur les balustrades des escaliers de l’édifice central de la
coopérative du Monte Verità, construit en 1904 à la demande d’Henri
Odenkoven par son ami Walter Hoffmann (1871-1904). Au point que l’on
pourrait dire que cet édifice central, dont il ne reste plus que les
escaliers, était une sorte de temple taoïste. De quoi dissiper tous les
doutes quand à l’importance accordée à Lao-Tseu, dans la philosophie du
« retour à la nature » prônée par les Monteveritani.
D’une
certaine manière, ce temple est toujours là, puisqu’il persiste dans la
vacuité que préserve l’actuelle terrasse, laquelle n’est en fait rien
d’autre que le socle de l’ancien édifice.
Quoi
qu’il en soit, la cure
végétarienne proposée au Monte Verità attire des gens venus de toute
l’Europe, mais aussi des personnalités locales. C’est notamment le cas
du peintre Filippo Franzoni (1857-1911), qui remercie Oedenkoven dans
une lettre pour l’avoir guéri d’une inflammation rénale11.
Dans une autre brochure, il est encore précisé : « Comme toutes les
autres méthodes de guérison, la cure végétarienne part du principe
qu’un organisme, dans la mesure où il est capable de vivre, possède en
lui-même suffisamment de force pour induire sa propre guérison, à
condition qu’il lui soit permis de vivre en accord avec les lois de la
nature12.
» On peut en déduire que la principale vérité proposée par Henri
Oedenkoven aux hôtes du Monte Verità, consistait dans l’apprentissage
d’une vie qui soit en meilleure harmonie avec les lois de la nature.
4. Ida Hofmann-Oedenkoven (1864-1926)
Sa
compagne, Ida
Hofmann-Oedenkoven (1864-1926), une pianiste austro-hongroise ayant
séjourné au Monténégro dans les Balkans, était elle aussi douée d’un
certain sens pratique, tout en sachant se montrer plus réceptive et
sensible aux valeurs immatérielles de l’existence. Nous lui devons la
dénomination wagnérienne de certains toponymes du Monte Verità : « La
Clairière de Parsifal » (Parsifalwiese), « Le Rocher
des Walkyries » (Walkürenfelsen), etc.; faisant du
sommet de la colline une sorte d’Asgard ou de Wal-Hall
de la musique wagnérienne. À ce titre, on peut se demander si certains Monteveritani
n’ont pas fait un rapprochement entre Asgard
et Ascona. Compte tenu de la wagnéromanie de l’époque, cette toponymie
pouvait certes être considérée comme un attrait touristique non
négligeable. Néanmoins, on ne saurait affirmer que les motivations
d’Ida Hofmann étaient rien d’autre que touristiques (même si, tout
comme son mari, elle s’inquiétait de la viabilité économique de
l’entreprise). En effet, nous lui devons aussi la rédaction d’au moins
trois livres : le premier donne des conseils pour « l’épanouissement
harmonieux de la condition féminine »13 ; le second est dédié à la promotion du végétarisme14 ; tandis que le troisième raconte l’histoire «
vraie et sans fabulation » du Monte Verità15. C’est, avec le petit livre d’Adolph Grohmann16 suivi de la brochure humoristique de l’anarchiste
Erich Mühsam17,
qui séjourna au Monte Verità en 1904, ainsi que quelques articles
tantôt élogieux, tantôt polémiques, parus dans la presse, un des
premiers textes ayant contribué à propager le mythe du Monte Verità.
Ida Hofmann y décrit sa rencontre avec Henri Oedenkoven, en été 1899,
dans un institut de « guérison par la nature », la Naturheilanstalt
Rikli
à Veldes en Autriche, d’où serait née l’idée de fonder un sanatorium
nettement plus avant-gardiste quelque part au sud des Alpes.
Intéressant
pour notre propos
est que Ida Hofmann s’y distancie des « superstitions anciennes »,
notamment d’un christianisme qu’elle juge sclérosé. Sans doute qu’elle
suit en cela l’opinion d’un de ses auteurs favoris, le comte russe Lev
Nikolaïevitch Tolstoï, auquel nous devons des écrits moins connus
aujourd’hui, tels que Le royaume de Dieu est en nous
(1893 – Maître Eckhart aurait dit la même chose !) et Lettre
sur la supercherie de l’Église
(1900, qui lui valut l’excommunication de l’Église orthodoxe en 1901).
Cependant, Ida Hofmann se distancie aussi des nouvelles théories
ésotérico-religieuses qui abondent à son époque : « christian science
», théosophie, spiritisme, spiritualisme, mysticisme, etc (en bref: «
Le New Age », pour employer une terminologie réductrice plus récente) 18.
Aussi, elle considère que la plupart des « expériences du monde
supra-sensible » ne sont rien d’autre que des perceptions illusoires
induites par une irritation excessive du système nerveux, qu’elle juge
peu désirable pour la santé de notre organisme19.
Malgré cela, elle accueille avec curiosité et bienveillance les
apologistes de toutes obédiences religieuses (orthodoxes ou
hétérodoxes), théosophes, spiritistes, etc., intéressés par le
sanatorium du Monte Verità. En dépit des réserves précédemment
énoncées, il est remarquable de constater qu’en deux endroits du livre20,
« la mystique » (et non pas « le mysticisme ») prend un sens éminemment
positif : le mot « mystique » semble alors désigner l’instrument d’une
« prise de conscience de la détermination de sa propre individualité ».
On peut en déduire que selon Ida Hofmann, la mystique est un moyen de
parvenir à l’intériorité, c’est-à-dire, à la véritable connaissance de
soi.
Pour
l’intérêt
historique de la danse contemporaine, auquel le Monte Verità est
associé, on notera aussi le récit d’un voyage, en août 1904, où Henri
et Ida visiteront différentes communautés poursuivant des objectifs
similaires au Monte Verità, avant de s’arrêter à Bayreuth pour assister
aux représentations du Parsifal et du Tannhäuser
de Richard Wagner (et sans doute aussi pour inciter les touristes de
Bayreuth à venir faire un petit pèlerinage au Monte Verità). Dans Tannhäuser,
le rôle d’une des grâces est joué par Isadora Duncan (San Francisco
1877 – Nice 1927). Apparemment, la célèbre danseuse américaine est déjà
bien renseignée au sujet du Monte Verità, notamment par l’entremise de
son frère Raymond Duncan, que Gustav Gräser aurait rencontré en 1900 à
Paris (ce qu’Ida Hofmann ne dit pas, car elle se montre toujours très
réservée, voire opposée à l’encontre de Gustav Gräser). Toujours est-il
qu’Isadora Duncan les reçoit le lendemain pour une entrevue personnelle
(le 13 août 1904)21.
Tout comme Emile Jaques-Dalcroze (qui est déjà venu en 1902), Rudolf
von Laban, Suzanne Perrottet et Mary Wigman, La Duncan fait partie des
figures majeures de la danse contemporaine ayant séjourné au Monte
Verità22. En regard de tous ces noms prestigieux, il ne
fait pas de doute que la danse contemporaine est née au Monte Verità.
5. Gustav Gräser (1879-1958)
Même
si ce jeune prophète en
sandales (qui n’avait que 21 ans au moment de rejoindre le groupe en
1900), semble ne pas avoir été trop bien accueilli par Ida Hofmann et
Henri Oedenkoven, il faut néanmoins reconnaître que le mythe du Monte
Verità ne serait pas devenu ce qu’il est sans cet inénarrable mais
charismatique personnage qu’était Gustav Gräser (1879-1958)23.
Avec un certain recul, on peut même dire que « Monte Oedenkoven » avait
besoin de « Monte Gräser », tout comme « Monte Gräser » avait besoin de
« Monte Oedenkoven ». Né à Kronstadt (renommée Stalin en 1950, puis
Brasov en 1960), c’est-à-dire dans l'un des sept bourgs ou villes
fortifiées (Siebenbürgen) de Transylvanie
construites au XIIIe
siècle par les chevaliers teutoniques, Gustav Arthur Gräser (surnommé
Gusto Gras, Gräser ou encore Arthur Siebenbürger) avait certes un
physique de chevalier teutonique, mais strictement rien de martial ni
de militariste dans le fond de son âme. Bien au contraire. Son
opposition à toute forme de violence, qu’il professa tout au long de sa
longue vie, parfois au prix de graves embrouilles avec les autorités –
dont au moins deux séjours en prison et même une condamnation à mort,
en 1915, infléchie de justesse par l’arrivée de sa femme accompagnée
d’une de ses filles âgée cinq ans24 – lui valurent l’épithète de « Gandhi occidental ».
Nombreuses
sont les
personnalités célèbres qui l’ont connu et apprécié – et qui ont parfois
du intervenir en sa faveur suite à quelque problème avec les autorités,
notamment le Professeur Auguste Forel, Hermann Hesse et Thomas Mann,
qui déclare que Gräser est un homme au cœur pur. Un peu comme les
prédicateurs cathares ou les frères prêcheurs, comme par exemple Maître
Eckhart 25,
il parcourut d’immenses distances à travers l’Europe, le plus souvent à
pied, parfois dans une modeste roulotte tirée par deux chevaux où
trouvaient place sa femme ainsi que six enfants qui n’étaient pas tous
de lui.
Avant
de rejoindre le groupe fondateur des Monteveritani,
Gustav Gräser a fait un bref apprentissage auprès du « peintre mystique
» Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913), dont quelques œuvres sont encore
exposée au Musée de la Chartreuse en l’île de Capri. De ce bref
apprentissage auprès de Diefenbach, il reste un tableau illustrant son
idéal de nudité et de retour à la nature, qui se trouve au Musée de la
Casa Anatta (Fondazione Monte Verità).
En
fait, Gustav Gräser n’a
que rarement séjourné sur le territoire oedenkovien du Monte Verità
mais très souvent et parfois assez longtemps à la périphérie, notamment
dans une ou plusieurs (?) grottes ou simples affractuosités rocheuses
situées à l'ouest du village d’Arcegno, sur le territoire et avec le
consentement de la commune de Losone. Gusto Gräser disposait aussi
d'une maison construite entre 1903 et 1906 avec son frère Karl Gräser :
« La Maison de Demian » (Demianhaus,
selon une expression de Hermann Müller, mettant en valeur le séjour et
l'inspiration qu'y trouva jadis Hermann Hesse). Cette maison existe
toujours, mais apparemment elle est aujourd'hui menacée de démolition.
Pour
les artistes, les
écrivains et les poètes, une figure aussi extrême que Gustav Gräser
était évidemment plus attirante que les co-propriétaires et autres
co-actionnaires de la Colonie végétarienne du Monte Verità, dont la
liberté de mise en scène théâtrale était largement restreinte par la
conscience raisonnable et bien raisonnée de ce qui était matériellement
faisable. Il en résulta une situation paradoxale, à savoir que les
visiteurs venaient habiter au Sanatorium du Monte Verità, mais celui
qu’ils espéraient rencontrer par dessus tout, était cet « anachorète
absolu » vivant nu dans une grotte. D’abord seul, il y aurait aussi
séjourné avec sa femme, qu’il rencontra en 1908. On se racontait par la
suite toutes sortes de fables à propos du Naturmensch
(L’Homme de la Nature) et de sa Felsenfrau
(La Dame du Rocher), qu’on disait être d’une grande beauté. Le fait
qu'ils aient aussi - voire surtout - habité dans une maison « normale »
avec Karl Gräser est évidemment moins fertile pour l'imagination. Quoi
qu'il en soit, Gustav Gräser (peut-être inspiré par sa recontre avec
Raymond Duncan le frère d'Isadora, à Paris, en 1901?) passe pour être
l’instigateur de danses nues – ou presque nues – célébrées au clair de
lune, dans de grandes rondes, parfois autour d’un feu, auxquelles
auraient participé jusqu’à soixante personnes, transformées, le temps
d’une nuit, en « dames et hommes des bois » (Waldfrauen und
Waldmänner).
C’était des danses religieuses ou extatiques, sans doute avec quelque
chose d’érotique, mais sans connotation sexuelle au sens habituel du
terme. Les détracteurs ont parlé d’orgies sexuelles, mais en fait, les
participants cherchaient quelque chose de plus universel que l’union
charnelle, à savoir, être en communion avec la nature et redécouvrir «
l’intériorité mystique » de leur propre soi. On parlait à ce propos de Waldandachten,
de « Méditations forestières ». En dialecte local, les gens du pays
parlaient des Balabiott,
ce qui voulait dire « les possédés », selon certains – ou encore selon
d’autres, plus simplement : ceux qui « dansent nus » dans les
clairières de la montagne. Parmi les gens du pays, certains semblent en
effet avoir reconnu une religiosité sincère et authentique dans ces
danses diurnes et / ou nocturnes, alors que la plupart étaient choqués
par la nudité des Balabiott. Quoi qu’il en soit, et
comme le dit très justement Hermann Müller, le charisme du Monte Verità
venait en grande partie du Monte Gioia (La Montagne
de la Joie)26,
tel que Gustav Gräser avait coutume d’appeler « son » Monte Verità. Et
de donner une longue liste d’auteurs ayant traité de ce sujet : Erich
Mühsam, Frederic van Eeden, Hermann Hesse, Bruno Goetz, Johannes
Schlaf, Gehard Hauptmann, Oskar Maria Graf, Franz Jung, Emil Szittya et
d’autres encore27.
Parmi
tous ces auteurs,
Hermann Hesse est sans doute celui qui a le mieux connu Gustav Gräser,
auprès duquel il a séjourné à plusieurs reprises. Il s’en est inspiré
pour décrire le héros de son roman Demian.
Sa femme, Elisabeth Dörr (1876-1953), dont Hesse est manifestement
amoureux, devient Madame Eva dans le même roman. « Je vis nu et
éveillé, tel un cerf dans son bocage de rocailles », écrit-il à propos
de son premier séjour auprès de son ami, dans la forêt d’Arcegno28. Ils étudient ensemble les Upanishads 29. Plus tard, Gustav Gräser lui confie sa traduction
libre (ou paraphrasée) du Tao Te King de Lao-Tseu30. Insolite est déjà le fait que selon lui, Tao
signifie « le dégel » ou « la rosée », comme s’il s’agissait d’un mot
allemand (Tau
= « rosée »). De quoi révolutionner l’herméneutique taoïste ! Son style
est tantôt original et ponctué de bonnes trouvailles lexicales, tantôt
plutôt potache, ce qui donne à penser que Gustav Gräser valait mieux
comme Maître de vie, tandis que Hermann Hesse était certes un plus
grand Maître de lecture. Jésus, Nietzsche et Maître Eckhart (qu'ils
lisaient sans doute dans la traduction de 1903, publiée par un ami
d'Erich Mühsam, à savoir Gustav Landauer : né en 1870 - assassiné en
1919, après la révolution de novembre 1918 à Munich) font aussi partie
des références. De même que Rousseau, Tolstoï et Les feuilles
d’herbe (Leaves of Grass)
de Walt Whitman (1819-1892). Gustav Gräser était conscient d’un
rapprochement entre le livre de Whitman et son propre nom, car en guise
de salutation, il donnait parfois aux visiteurs une feuille d’herbe (A
leaf of grass).
Le
présent article est
surtout dédié à la période initiale du Monte Verità. Cependant, il
paraît utile d’évoquer brièvement la suite du parcours vital de Gustav
Gräser. Car il illustre tellement bien ce que Gräser et ses amis
auraient souhaité éviter. Vers le début des années trente, alors que
des « chemises brunes » toujours plus nombreuses défilent dans les rues
des villes allemandes, on le voit marcher seul dans les rues de Berlin,
toujours en sandales, avec sa stature immense, ainsi que barbe et
longue chevelure. Des dames avec chapeau et des ouvriers en bottes,
perplexes et nettement plus petits que lui, le regardent des pieds
jusqu’à la tête. Il prêche notamment en faveur d’un « Museum contre la
guerre ». Ensuite, il est complètement marginalisé par une interdiction
d’écriture, de performance et une menace de déportation comme « asocial
» à Buchenwald
– autant dire : l’extrême inverse de ce que pouvait représenter pour
lui un « bois de hêtres », c’est-à-dire un bois sacré. On ne sait pas
trop comment il réussit à survivre en Allemagne pendant la guerre sans
se faire ni raser ni déporter. On sait qu’il n’a pas demandé refuge en
Suisse. Ou du moins, même s’il y est venu en tant que clandestin, il
n’a certes pas trouvé de place dans son ancien paradis, car pendant la
seconde guerre mondiale, les environs de sa grotte d’Arcegno, derrière
le Monte Verità, ont été transformés en camp d’accueil pour les
réfugiés polonais (de ce camp, il reste au moins trois baraques en
bois, qui font aujourd’hui office de … colonie de vacances).
A
la grande surprise de ceux
qui l’ont connu, Gräser refait surface en 1945, très éprouvé, mais
pareil à lui-même. On peut le voir sur une photo particulièrement
saisissante, les yeux hagards et visiblement sous-alimenté, devant un
champ de ruines qui fut jadis la vieille-ville de Munich. En 1950, René
Prévot, un journaliste qui l’a déjà rencontré en 1918 parle d’un
miracle : « Il a survécu ! » (avec joie mais non sans s’amuser des
allures étranges du personnage). Gräser lui répond avoir certes
toujours « un petit oiseau vert » (ein Grünspecht)
dans la tête, mais que cela valait mieux – et surtout, cela avait causé
bien moins de mal à la terre – que d’avoir dans la tête un petit oiseau
noir, brun ou rouge31.
Il meurt seul dans les environs de Munich (München-Freimann), sans que
la date exacte de son décès ne soit enregistrée. Probablement le 27
octobre 1958. Son futur biographe, Hermann Müller, réussit à sauver in
extremis ses manuscrits de la décharge publique32.
C’est peut-être en songeant à Gustav Gräser que Hermann Hesse écrit
dans une lettre : « Des hommes ont séjourné parmi nous, pareils à des
lumières incandescentes, mais personne ne les a remarqués ! Une
douzaine de singes fous ont joué aux ‘grands hommes’, mais ces
véritables lumières ont vécu sous vos yeux, comme si elles n’avaient
jamais existé »33.
6. Les Mamelles d’Artémis
Tout
au long de cette étude,
nous avons parlé du site du Monte Verità, ainsi que de trois
biographies fondatrices, en relevant les passages où l’adjectif ou le
mot « mystique » semble apparaître de façon adéquate dans les sources
employées. Force est d’admettre que cette notion a tendance à se
dérober à toute approche discursive. Mais telle est une observation qui
s’applique à l’ensemble de l’histoire de la mystique. Raison pour
laquelle l’approche mystique a donné lieu à quelque chose comme la
théologie négative, puisque la mystique dite spéculative se propose de
discourir sur un domaine qui par définition, se dérobe au langage.
Compte tenu de cette difficulté, on peut affirmer que dans une certaine
mesure, il est légitime de parler de mystique à propos du Monte Verità.
Tolstoï et Lao-Tseu sont indéniablement des auteurs mystiques.
Henri
Oedenkoven, qui avait
sans doute plus que les autres membres du groupe le sens des réalités
pratiques, n’en est pas moins « mystique » dans la mesure où il s’est
manifestement inspiré de ces deux auteurs pour fonder son entreprise.
On a aussi vu que Ida Hofmann donne une définition intéressante de la
mystique en tant que prise de conscience de la détermination profonde
de notre intériorité. En somme, une mystique immanente ou «
existentialiste ». Hélas, elle ne développe pas cette idée. On
retiendra cependant encore qu’elle semble opposer « mystique » (au sens
positif) et « mysticisme » (sens négatif). Sur quoi il faudrait ajouter
que vers 1905, en Europe, le Monte Verità était sans doute l’ultime
paradis des « -ismes », encore vécus avec une certaine innocence. Parmi
ces nombreux « ismes », les principaux étaient le végétarisme, le
nudisme – ou plus exactement le naturisme – , ainsi que (…)
l’individualisme, auquel on pourrait encore ajouter le féminisme.
Cependant, on a aussi et à juste titre répertorié le mysticisme, et
parfois même « la mystique », au sens où l’entend Ida Hofmann.
Autant
par les auteurs dont
il s’inspire que par ses actes ou ses écrits, Gustav Gräser, entre
aussi dans cette catégorie d’une « mystique du retour à la nature »,
d’une mystique de l’immanence où « la passion de l’Un » consiste à «
faire un avec Notre Dame Nature ». Dans la perspective de notre domaine
de prédilection (la mystique rhénane), on peut dire qu’il y a quelque
chose « d’eckhartien » en lui, notamment à propos de l’importance de la
notion de « joie34 » (Monte Gioia),
mais à fortiori, on peut trouver des points de comparaison entre Gustav
Gräser et Henri Suso. Certes, grandes sont aussi les différences, car
ces deux auteurs n’ont pas grandi à la même époque ni dans le même «
ordre », cependant, pour ne donner ici qu’un seul exemple tiré d’un
livre récemment traduit, voici une citation de Suso qui pourrait tout
aussi bien être de la plume de Gustav Gräser : « Dans cette montagne
sauvage où réside le supradivin, se trouve un abîme dont le prélude est
sensible à tous les purs esprits: ils entrent alors dans une vertu
ineffable d’une sauvage étrangeté »35.
L’épisode
de « la montagne sauvage », qui figure à la fin du chapitre 7 du Sicut
aquila (Tel un aigle)
de Suso est importante, car elle constitue le but final de l’envolée
romanesque et mystique que Suso propose à sa fille spirituelle. En
effet, elle se réfère à la plus haute expérience de l’ineffabilité
divine. Certes, on pourrait apporter d’autres exemples où la notion de
« sauvage » (wilde) prend un sens plus équivoque, -
où l’on ne
sait pas s’il s’agit d’une rencontre avec le divin ou avec une
personnification de l’hérésie. C’est notamment le cas de la fameuse
rencontre de Suso avec « la chose sauvage sans nom »36.
Quand bien même Suso applique ici la notion de « sauvage » à l’hérésie,
il n’en demeure pas moins que ce substantif ne correspond pas
nécessairement chez lui à une catégorie clairement identifiable comme «
hérétique ». Wild peut aussi désigner « le
merveilleux ». En anglais moderne wild ne
comporte-t-il pas aussi un sens positif dans certains contextes, à
savoir: excité, passionné, enthousiaste? Chez Suso, wild
désigne certes ce qui est incompréhensible, inconstant, versatile et
donc spirituellement débridé – c’est-à-dire inquiétant ou chargé de
réminiscences religieuses antérieures au christianisme. Cependant,
d’autres passages du même auteur confirment que ce terme peut aussi
servir à évoquer de manière positive l’occurrence merveilleuse d’une
expérience originelle du divin. Il en découle que selon Suso, même les
hérétiques ont une authentique expérience du divin. Le problème vient
plutôt d’une certaine difficulté à intégrer cette authentique
expérience spirituelle « ici-bas », dans la vie matérielle et sociale
du monde qui les entoure. En d’autres termes, les hérétiques ne sont
pas mauvais en eux-mêmes, mais ce sont des marginaux. On pourrait alors
objecter que parmi les saints, beaucoup ont aussi vécu comme des
marginaux. À la lumière de ces réflexions, on peut se demander si
Gustav Gräser était un saint ou un hérétique. Certains poètes du XXe
siècle ont déjà donné leur réponse à cette question : ils l’ont canonisé37.
Au
sens de « religion des
mystères », qui a indéniablement joué un rôle dans l’imaginaire des Monteveritani,
tout comme dans la mystique chrétienne, on peut aussi dire qu’il existe
des sites particulièrement aptes à attirer de semblables mouvances. Les
environs du Monte Verità semblent depuis toujours avoir été un tel
endroit. Dans la préface au catalogue de son exposition sur le Monte
Verità (1980), Harald Szeemann a comparé cette montagne aux « Mamelles
d’Artémis », déesse dont la plus célèbre statue se trouvait dans le
temple d’Éphèse. Il y a 2500 ans, le philosophe Héraclite y aurait
déposé en offrande son livre consacré à « Notre Dame Nature »38.
Tout comme les fragments du livre d’Héraclite, il ne nous reste rien
d’autre que des fragments des nombreuses différentes quêtes entreprises
par les Monteveritani, dont nous n’avons évoqué que
les trois
premières. Mais à bien y réfléchir, il ne pouvait en rester autre chose
que des fragments : pas de théorie définitive et pas de temple. Car en
fait de temple, c’est le site lui-même qui est un temple. Raison pour
laquelle il importe de protéger ce site et le paysage qui l’entoure, un
peu comme l’on protège une réserve naturelle. Comme bien d’autres
paysages sublimes, les saintes collines et le littoral d’Ascona sont
aujourd’hui menacés « par les constructions envahissantes de résidences
secondaires », voire même par « la création effrénée d'implantations
portant atteinte au paysage et à l'environnement39 ».
Telle
est la motivation
principale ayant conduit à la rédaction de cet article : garder la
mémoire d'approches plus respectueuses de la nature, telles qu'elles
furent initiées de façon avant-gardiste déjà vers 1900, notamment par
les sept figures fondatrices du Monte Verità énoncées dans cet article.
Wolfgang Wackernagel 2004
(Version mise à Jour : Janvier 2007
pour Gusto-Graeser.info)
1 L’ouvrage collectif publié par Harald Szeemann, éd., [Le mammelle della verità / Die Brüste der Wahrheit (intitulé de la couverture du catalogue de l’exposition)], Monte Verità, Berg der Wahrheit. Lokale Anthropologie als Beitrag zur Wiederentdeckung einer neuzeitlichen sakralen Topographie. Milano, Electra Editrice, 1978, 1980, a constitué un tournant majeur dans la réception du mythe. Il me semble utile de préciser à cet endroit avoir rencontré Harald Szeemann à deux reprises en 1987-1988. En octobre 2004, nous avons échangé une brève correspondance à propos de mon intervention au colloque de l’ULB annoncé pour décembre 2004. Je ne suis pas sûr que Szeemann avait alors bien compris l’objet de mon investigation : « Mystique ? Que dois-je dire ? Le contraire d’aujourd’hui ? » J’aurais souhaité lui rendre visite en été 2005. Malheureusement, le sort en décida autrement, raison pour laquelle cet article lui est dédié.
2 Voir Giorgio Vacchini, « Ascona, anno 1900 », dans H. Szeemann, éd., op. cit., p. 12.
3 Voir le roman de Gehard Hauptmann, Der Ketzer von Soana [i.e. Ascona], Berlin, 1918, inspiré des Monteveritani.
4 Même s’il faut aussi reconnaître des différences en fait de trajectoires, ce groupe de sept jeunes personnes a peut-être été influencés par le premier Wandervogel (oiseau migrateur), mouvement fondé en 1896 à Berlin-Steglitz, et qui fait un peu penser au Wandersmann, c’est-à-dire, au Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius.
5 Pauline Charlotte Hattemer, surnommée Babette (24. 11. 1876 - 21. 4. 1906), est un peu la princesse Diana du Monte Verità. Sa mort, survenue dans des circonstances mal éclaircies, semble avoir jadis soulevé toutes sortes de turbulences: une affaire de suicide ou d'empoisonnement à la morphine, dans laquelle les psychanalystes Otto Gross et Johannes Nohl (ainsi que leur ami Erich Mühsam?) auraient prétendument été impliqués. Le rapport de police, établi trois ans plus tard, privilégia néanmoins la thèse du suicide. Quoi qu'il en soit, il y a confusion, même à propos du nom de la défunte. Chez Erich Mühsam, elle se nomme Lotte H.; chez Ida Hofmann et Robert Landmann, elle se nomme Lotte Hattemer. Dans un ouvrage plus tardif et sans doute moins fiable de Jonny G. Rieger (Ein Balkon über dem Lago Maggiore), elle se nomme Lotte Hattemacher. Ou encore, sur une page web consacrée à Otto Gross: Lotte Chattemer («La Chatte Mère»?, sans doute un «lapsus oedipien» ... ou quelque clin d’oeil allusif à L’Amant de Lady Chatterley, de David Herbert Lawrence?). Les avis oscillent à son sujet, suggérant que c'était une sainte, une exaltée, ou une folle. On la surnommait parfois « La Fille de Monsieur le Maire » (Die Bürgermeisterstochter). Le récit de Ida Hofmann atteste qu'elle était fort belle, et que vers 1900, à l'âge de 24 ans, de nombreux hommes se sentaient attirés par elle. Notamment: le prince héritier de Saxe-Meiningen, Josua Klein, Alfredo Pioda (affinités spirituelles), Fritz Röhl et bien sûr son ami Ferdinand Brune. Robert Landmann dit aussi qu'elle était «belle comme une image» (bildhübsch). Curieusement, Lotte Hattemer semble n'avoir jamais été identifiée sur aucune des nombreuses photographies de la première période du Monte Verità. Voici le détail d'une photo qui ressemble aux descriptions de Lotte Hattemer. Comme il y a quelques ressemblances physiques entre Lotte Hattemer et Isadora Duncan, j'avais passagèrement supposé qu'il s'agissait peut-être d'une photo non répertoriée d'Isadora Duncan. La voici donc sous un angle similaire, afin que chacun puisse se faire son propre avis :
Lotte I (selon Wackernagel) Lotte Hattemer entre Ida
Hofmann et Henri Oedenkoven,
|
Isadora Duncan Il y a des ressemblances
physiques avec Isadora Duncan,
|
A gauche : Lottte Hattemer
identifiée par Wolfgang Wackernagel. L'absence de feuilles sur les
arbres
ainsi que les habits portés suggèrent une période tempérée de l'hiver
1902-1903.
A droite, comparaison avec Isadora Duncan.
Lotte II (selon Milautzcki) Lotte Hattemer |
Lotte III (Milautzcki) Lotte Hattemer avant |
Lottte
Hattemer identifiée par Frank Milautzcki. (Dates revues par Wolfgang
Wackernagel, après correspondance avec Hermann Müller.)
A
gauche : bien en chair, sans doute au printemps 1904. A
droite : visiblement sur le déclin, sans doute dans les mois
précédant sa mort, le 19 ou le 21 avril 1906. Ces deux images m'ont été
envoyées
par Hermann Müller (17.01.2007).
6 Luigi Antognini, « Perché la collina si chiama Monte Verità. Una denominazione in cui aleggia qualcosa di mistico », dans Gio Rezzonico, éd., Antologia di cronaca del Monte Verità, Arti grafiche Rezzonico e figli, Locarno, 2000, p. 26.
7 Voir Walter Schönenberger, « Monte Verità und die theosophischen Ideen », dans H. Szeemann, éd., op. cit., p. 65.
9 Voir Robert Landmann, Monte Verità, Die Geschichte eines Berges, Adalbert Schultz Verlag, Berlin, 1930, p. 98. Dans la nouvelle édition amplement retravaillée (modifiée) et complétée par Ursula von Wiese et Martin Dreyfuss (Huber, Frauenfeld 2000), ce texte n’est plus reproduit. Mais il faut reconnaître que la nouvelle édition a d’autres atouts et qu’elle est plus agréable à lire.
10 À propos de la « mystique » taoïste, voir dans le présent volume l’article de Françoise Lauwaert, « Manger de l’air, manger des mots. La recherche de l’aliment d’immortalité dans le taoïsme chinois ».
11 G. Rezzonico, éd., op. cit., p. 54.
12 Voir R. Landmann, op. cit., p. 151.
13 Ida Hofmann-Oedenkoven, Wie gelangen wir Frauen zu harmonischen und gesunden Daseinsbedingungen ?, Ascona, 1902.
14 Ida Hofmann-Oedenkoven, Vegetarismus ! Vegetabilismus ! Blätter zur Verbreitung vegetarischer Lebensweise, Monte Verità, Ascona, 1905.
15 Ida Hofmann-Oedenkoven, Monte Verità. Wahrheit ohne Dichtung, Karl Röhm, Lorch/Württemberg, 1906.
16 Adolph Arthur Grohmann, Die Vegetarier-Ansiedlung in Ascona und die sogenannten Naturmenschen im Tessin, Halle/S., 1904. Reprint Edizioni della Rondine: Ascona 1997.
17 Erich Mühsam, Ascona. Eine Broschüre, Locarno, 1905. Reprint : Berlin, 1977 ; Klaus Guhl, s.l., 1982.
18 I. Hofmann-Oedenkoven, Monte Verità, op. cit., p. 40.
22 Voir à ce propos le chapitre intitulé « Who was there when », dans Martin Green, Mountain of Truth. The Counterculture Begins. Ascona, 1900-1920, Tufts University Press of New England, Hannover and London 1986, p. 119-155.
23 Voir à ce propos Hermann Müller, Gusto Gräser. Aus Leben und Werk. Bruchstücke einer Biographie, Gräser Archiv Freudenstein, Knittlingen, 1987. Que Hermann Müller soit ici remercié d’avoir relu les épreuves de mon article et d’avoir autorisé la reproduction de quelques images figurant dans son livre.
24 Cet incident est relaté dans une lettre de Jul Glemser au Professeur Auguste Forel, à Yvorne. Sa femme l’encourage à rester fidèle à ses convictions, elle annonce qu’elle va venir à la caserne de Kronstadt avec son enfant pour assister à l’exécution, mais en même temps, elle sent qu’un tel malheur ne va pas se produire. Voir H. Müller, op. cit., p. 46-47.
25 Sur Maître Eckhart, voir dans ce volume l’article de Marie-Anne Vannier, « L’être, l’Un et la Trinité chez Eckhart ». On consultera aussi avec profit Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke, éds, Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Études sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe-XIVe siècle), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004 (Problèmes d’histoire des religions, 14) [contributions de : Marie-Anne Vannier, Sébastien Milazzo, Hervé Pasqua, Ysabel de Andia, Wolfgang Wackernagel, Pierre Gire, Julien Bacq, Jean Devriendt, Maxime Mauriège, Monique Gruber, Rémy Valléjo, Simon Knaebel, Sébastien Laoureux, Luc Richir, Paul Verdeyen, Claude-Henri Rocquet, et Hubert Roland].
26 Le Monte Venere ou « Mont de Vénus », faudrait-il même dire, par allusion au Tannhäuser, bien connu des écrivains de l’époque.
27 A propos du Monte Gioia et des écrivains qui se sont inspirés de Gustav Gräser, Voir Hermann Müller, « Monte Gioia. Der Monte Verità von Gusto Gräser », dans Andreas Schwab et Claudia Lafranchi, éds, Sinnsuche und Sonnenbad. Experimente in Kunst und Leben auf dem Monte Verità, Limmat Verlag, Zürich, 2001, p.187-201.
28 Voir H. Müller, « Monte Gioia. … », dans A. Schwab et Cl. Lafranchi, éds, op. cit., p. 194.
29 Sur la mystique du Vedânta, voir dans le présent recueil la contribution de Joachim Lacrosse, « De la commensurabilité des discours mystiques en Orient et en Occident. Une comparaison entre Plotin et Çankara ».
30 Voir Gustav Gräser, Tao. Das heilende Geheimnis, éd. Hermann Müller, Gräser Archiv Freudenstein, Knittlingen, 2005.
31 Voir H. Müller, Gusto Gräser, op. cit., p. 110-111.
32 Voir M. Green, Mountain of Truth, op. cit., p.80.
33 Voir H. Müller, Gusto Gräser, op. cit., p. 107. Hermann Hesse, Gesammelte Briefe, vol. 3, Frankfurt/Main, 1982, p. 322.
34 Voir « Les sept degrés de la vie contemplative » (appendice), dans Maître Eckhart, La Divine Consolation, traduit du moyen-haut allemand, présenté et annoté par Wolfgang Wackernagel, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 109-111.
35 Henri Suso, Tel un aigle, traduit du moyen-haut allemand, présenté et annoté par Wolfgang Wackernagel, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 78.
36 Voir Karl Bihlmeyer, Heinrich Seuse, Deutsche Schriften, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1907, p. 352.
37 Voir H. Müller, « Monte Gioia. … », dans A. Schwab et Cl. Lafranchi, op. cit., p. 200. Tombé amoureux de son visage (dont la beauté est attestée par Ida Hofmann dans son récit du voyage de 1900, en quête du Monte Verità), l’un des poètes cités ici aurait aussi « canonisé » Lotte Hattemer (faudrait-il dire : « Sainte Babette » ?), ce qui faute de place, n’a pu être développé ici. Voir Bruno Goetz, Das Göttliche Gesicht, Wien, 1927. Par la suite, on a parfois attribué l'inspiration de ce roman à la peintre expressionniste Marianne von Werefkin (1860-1938).
38 Voir Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard, 2004. Voir aussi Wolfgang Wackernagel, « Le génie de Notre Dame Nature. Notes de lecture sur Le voile d’Isis de Pierre Hadot) », dans Revue Diogène, n° 207, juillet-septembre 2004, p.130-139 ; ainsi que W. Wackernagel, « Les Mamelles d’Artémis », dans ph+arts. Magazine suisse des arts, Lausanne, n° 54, février-mars 2005, p. 17.
39 Nous
empruntons ces termes aux initiatives « SAUVER LE SOL SUISSE » lancées
en 2006 - 2007 par les fondations Franz Weber et Helvetia Nostra
(Expiration du délai imparti pour la récolte des signatures : 20
novembre 2007). Même si, en regard des « impératifs économiques »,
elles ne font pas toujours le poids, de telles initiatives ont le
mérite de défendre le point de vue écologique dans «la dialectique des
enjeux» entre économie et écologie, en faveur d'un développement plus
durable de notre planète. Ce
Voir à ce sujet :
Fondation Franz Weber :
http://www.ffw.ch/
http://www.ffw.ch/content/view/94/57/lang,fr_FR/
_________________________________
* * *
Cahier photographique de trois pages / sept photos
(inséré entre les pages 160 et 161 du livre)
à propos de Gustav Gräser & Monte Verità publié dans les Actes
du Colloque de Buxelles
Université Libre de Bruxelles 9-10-11 décembre 2004.
(further alias: gustave - gusti graeser - arthur siebenbürger)
[Figure 1 - référence à un autre article]
de sa grotte d'Arcegno (v. 1903) |
à la fontaine d'Ascona (1919) |
Figure 4 : Hermann Hesse (centre de profil) au Monte
Verità, en Avril 1907. Henri Oedenkoven et Ida Hofmann
(2e et 3e en partant depuis la gauche). On reconnaît les ornements
taoïstes (Yin-Yang)
sur la balustrade du bâtiment principal. En haut à droite, la colline
du Baladrüm.
Figure 5 - Gustav Gräser prêchant pour un "Musée contre la
Guerre" à Berlin en 1928.
Figure 6 : Gustav Gräser à Munich en 1945.
Figure 7 : Les Trois Mamelles (ou Le Mont de Vénus) du Monte
Verità (Photo Wolfgang Wackernagel 2004).
Figure 8 : Fragment manuscrit de Gustav Gräser à
propos du "détachement"
(Gelassenheit - terme bien connu de la Mystique
rhénane).
Cahier Photographique relatif à l'article de Wolfgang
Wackernagel
"Mystique, avant-garde et marginalité dans le sillage du Monte Verità"
paru dans B. Beyer de Ryke et A. Dierkens, éd., Mystique: la passion de
l'Un, de l'Antiquité à nos jours
(Colloque international, Université Libre de Bruxelles, Centre
Interdisciplinaire d'Etude des Religions et de la Laïcité,
Bruxelles 9-10-11 décembre 2004), Ed. de l'Université de Bruxelles,
2005, p. 175-186.
Les photos anciennes sont reproduites avec l'aimable
autorisation de Hermann Müller
Gustav Gräser Archiv Freudenstein, D - 7134 Knittlingen 2
LIEN VERS LA PAGE DU COLLOQUE SUR LA MYSTIQUE :
http://www.ulb.ac.be/philo/cierl/resumesmystique.html
GUSTAV GRÄSER VIKIPEDIA (GERMAN) :
http://de.wikipedia.org/wiki/Gustav_Gr%C3%A4ser
Deux photos récentes (Janvier 2007) :
La grotte ou caverne de Gustav Gräser, sise sous un « dolmen erratique
».
L'ensemble forme une topographie féminine très suggestive. (Photo W.W.
Janvier 2007)
A gauche: La maison de Carl Gräser (Demianhaus),
sise environ 150m sous le sommet du Monte Verità,
dans l'axe du Rocher de la Loreley (Loreleyfelsen)
et de la Casa Loreley.
A droite: immeuble en chantier. (Janvier 2007) Le Demianhaus
serait aussi menacé de démolition.
Sur cette aquarelle ancienne, le Demianhaus est
orné d'une fresque:
on y distingue vaguement un «homme sauvage» (Naturmensch)
apprivoisant des corbeaux.
Il s'agit en fait d'une fresque représentant Saint François d'Assise prêchant aux oiseaux :
Hermann Müller m'a envoyé cette photo, datant d'il y a environ une
dizaine d'années, avant
que la fresque ne soit recouverte. Elle a été peinte à la demande du
zoologue Karl Soffel
par Alexandre Wilhelm de Beauclair, premier secrétaire d'Henri
Oedenkoven.
Sa fille, Hetty Rogantini-de Beauclair est bien connue
des visiteurs du Musée de la Casa Anatta.
Autres liens :
GUSTO GRAESER INFO :
http://www.gusto-graeser.info/
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Amusante illustration de Frédéric Pajak :
Couverture de la Revue « Voir » Juillet-Août 1984
Controvrersé peut-être, - mais captivant :
Le film « Monte Verita »
par Henry Colomer (Arte 1997)
MONTE VERITA AUJOURD'HUI :