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Mystique, avant-garde et
marginalité
dans le sillage du Monte Verità
par Wolfgang Wackernagel
À la
mémoire de Harald Szeemann (1933-2005)
*
Article publié dans :
Mystique: la passion de l’Un, de
l’Antiquité à nos jours.
Actes du colloque international de
l'Université Libre de Bruxelles, organisé par le
Centre Interdisciplinaire d'Etude des
Religions et de la Laïcité, Université
Libre de
Bruxelles 9-10-11 décembre 2004.
Ouvrage collectif édité par Alain
Dierkens et
Benoît Beyer de Ryke.
Éditions de l'Université de
Bruxelles.
Problèmes d'histoire des religions, tome XV. Bruxelles 2005,
p.
175-186, avec cahier photographique de trois pages / sept photos
à
propos de Gustav
Gräser & Monte Verità
inséré entre les pages 160 et 161 du livre.
(Version mise à jour par l'auteur :
Janvier 2007 pour Gusto-Graeser.info)
Ayant
depuis l’enfance régulièrement
passé des vacances estivales dans la
partie méridionale de la Suisse, dans la région
d’Ascona, près de
Locarno, l’existence d’une montagne
entourée de légendes, où toutes
sortes de personnages prodigieux auraient
séjourné à l’aube du XXe
siècle, un peu comme des dieux ou des demi-dieux dans
l’Olympe (selon
certains, ou comme des artistes marginaux à
moitié fous selon
d’autres), fait partie de mes souvenirs les plus
précoces. Devenu
spécialiste de Maître Eckhart et de la mystique
dite rhénane, c’est
avec une certaine émotion que je propose de confronter, en
cet exposé,
notre domaine de prédilection – à
savoir la mystique – avec des
éléments sortis de ma boîte
à souvenirs personnelle. Une boîte à
souvenirs, précisons-le, amplement enrichie – et
parfois contredite –
par l’apport, plus rigoureux que mes vagues souvenirs,
impressions ou
propos glanés de vive voix, d’un nombre
grandissant de publications
consacrées à l’histoire du Monte
Verità1.
|
Dans une perspective
« prémariale », il est
intéressant d’ajouter que vues depuis le Monte
Trinità, d’où ces sept personnes
auraient d’abord aperçu le futur Monte
Verità, les trois collines (I Mött)
du Monte Verità ressemblent en fait à un femme
couchée. Cette ressemblance est encore plus frappante
lorsqu’on se rapproche dans la même trajectoire,
pour voir se dresser ce qui ressemble à trois
généreuses
« mamelles », dont, au premier
plan, la fameuse « Mött
du Monte Verità » (un
véritable Mont de Vénus), que l’on peut
voir le mieux non loin du pont de l’actuelle autoroute qui
enjambe la rivière Maggia, pour relier la plaine
d’Ascona avec celle de Locarno. |
Dans
la perspective du thème privilégié de
ce colloque, le but
de cet exposé est donc de tenter de répondre
à une question qui n’a pas
encore été posée dans le contexte de
l’histoire du Monte Verità, à
savoir : qu’y avait-il au juste de « mystique
» dans la mouvance et
dans le site du Monte Verità ?
1. Le site du Monte Verità
Commençons
par énoncer quelques faits, assortis de plus
hasardeuses hypothèses. Tout d’abord, à
propos de la vocation
religieuse du site :
La
montagne, ou plus exactement, la colline dite « de la
vérité » (Monte
Verità),
qui s’élève à environ 150
mètres au-dessus du Lac Majeur et du petit
village de pêcheurs qu’était jadis
Ascona, est une invention récente,
puisque jusqu’à la fin du XIXe siècle,
elle ne portait pas encore ce
nom. On l’appelait La Monescia, nom qui
ne manque pas de suggérer quelque passé
« monastique ». En dialecte local, les gens du pays
disaient simplement I Mött,
« Les Collines » (littéralement :
« Les Mottes »), car il s’agit en
fait d’au moins trois collines majeures, sises entre les
villages
d’Arcegno, de Ronco et d’Ascona. Au centre, entre
les trois collines,
une source s’écoule en petit ruisseau le long
d’un pré triangulaire
appelé aujourd’hui Parsifal,
pour descendre dans le vallon de la « Madonna della Fontana
».
Cette
« Madone de la Fontaine », située
à l’arrière de la colline principale (Pai
Mött
ou Monte Verità), ainsi que le toponyme de « San
Materno », non loin
d’Ascona, suggèrent que la vocation religieuse du
site, explicitement
féminine, est relativement ancienne. Giorgio Vacchini,
véritable
mémoire des traditions orales de la région
d’Ascona, fait remarquer de
façon un peu humoristique mais pertinente à ce
propos, que dès le XVe
siècle, la Madone fut la première et principale
touriste dans la région2.
Sa première apparition date de 1428 à
proximité du Monte Verità, où
l’on construisit au XVIIe siècle le sanctuaire de
« La Madonna della
Fontana » (derrière le Monte Verità).
Les deux autres apparitions
majeures datent de 1454 (sanctuaire de Rè, dans le
Centovalli) et 1480
(sanctuaire de La Madonna del Sasso, au-dessus de Locarno).
D’innombrables petits sanctuaires dans les vallées
les plus reculées
laissent supposer que La Sainte Dame visita ensuite tout
l’arrière-pays. Ainsi on l’aurait encore
vue au milieu du XXe siècle au
fond du Val Verzasca, au pied d’une montagne à bon
escient nommée Madom Gröss.
Selon
une autre perspective, on a parfois suggéré que
le Monte
Verità était un véritable nid
d’éphémères
hérésies individualistes3.
Ce rapprochement est assez exact, sachant que
l’hérésie n’est en fait
rien d’autre que l’adhésion
d’un individu au libre choix de ses propres
opinions personnelles. On remarquera que même de ce point de
vue, la
région n’est pas dépourvue de
traditions plus anciennes. En effet, le
village de Bosco Gurin, situé dans une vallée
jadis d’accès très
difficile, au fond du Valle Maggia, est célèbre
pour avoir constitué
pendant des siècles un véritable bastion de
l’hérésie vaudoise (cf.
Petrus Valdo, Valdes, Valdesius ou Valdensis – en allemand,
on les appelle Waldenser, ce qui fait penser
à « ceux qui vivrent au fond des bois »,
un peu comme les plus extrémistes parmi les Monteveritani).
Hérétique
ou non, la vocation religieuse de la région est sans
doute encore bien plus ancienne, si l’on admet que certaines
vieilles
pierres des environs sont en fait des arrangements
mégalithiques, ce
qui reste néanmoins plus difficile à prouver.
Toutefois, la présence de
ce qui semble être une authentique « pierre
à cupules », non loin
d’Arcegno, pourrait en effet corroborer cette
thèse, déjà
énoncée par
le « peintre anarchiste » Ernst Frick (1881-1956, -
ami de Frieda et
Otto Gross; en relation avec le groupe artistique du Cavalier Bleu - Der
Blaue Reiter). Nous lui devons certains croquis d'une
mystérieuse « pierre druidique » (Druidenstein),
exposés dans le Musée de la Casa Anatta (Fondazione
Monte Verità). Frick a notamment
cherché à montrer que la troisième Mött,
la colline de gauche, qui est la plus élevée et
qui domine aussi le Lac
Majeur tout comme le Monte Verità – une colline
qui porte le nom
insolite de Baladrüm – , est un
ancien oppidum celtique, une «
place forte », voire une « place sainte
», qui remonterait à la
civilisation de La Tène. Dans cette perspective, le nom
d’Ascona
(littéralement : « La Dame ou la Reine des As ou
des Ases » ?) pourrait
aussi être le nom de quelque déesse maternelle,
d’origine
préhistorique. Tout cela est certes plus incertain, mais il
faut
néanmoins le mentionner, car cela a sans doute
joué un rôle plus ou
moins conscient dans l’imaginaire des Monteveritani.
Signalons
encore que des mesures effectuées en 1977 ont
montré que le Monte
Verità est un des trois endroits en Suisse
présentant les plus fortes
anomalies magnétiques (« déclinaison
ouest par rapport au nord
géographique », due sans doute à des
gisements de ferrite). Les deux
autres endroits sont : Sils Maria et le Mont Pèlerin.
2. Sept figures
fondatrices
Les
premiers Monteveritani, au
sens strict de ce terme, sont arrivés dans la
région en 1900. Par souci
de clarté et de concision, on se limitera dans cet article
à trois
parmi les sept figures fondatrices qui, après de longues
randonnées
pédestres4
le long des lacs du versant sud des Alpes, ont «
inventé » le site du
Monte Verità. Il s’agit de : Henri Oedenkoven et
de sa compagne Ida
Hofmann, ainsi que du « prédicateur ambulant
» (Wanderprediger)
Gustav Gräser. Les quatre autres personnages, à
savoir : Jenny Hofmann,
sœur d’Ida ; Karl Gräser (1875-1915),
frère de Gustav ; ainsi que la «
mystique catholique » Lotte Hattemer5
et son ami le théosophe Ferdinand Brune ne seront pas
étudiés ici,
faute de place, et parce que nous possédons moins
d’informations
précises à leur sujet. De plus, la
polarité entre le couple
Oedenkoven-Hofmann et Gustav Gräser est suffisante pour
suggérer
l’étendue de la gamme de personnages que
l’on pouvait rencontrer dans
la première phase du Monte Verità.
On
peut supposer que ces
personnes ont choisi le nom de Monte Verità par analogie
avec les
collines situées au-dessus de Locarno, appelées
Monte Trinità, et en
raison de « la quête de la
vérité » (et non pas de « la
détention de la
vérité »), à laquelle cette
colline de La Monescia était
désormais dédiée. Luigi Antognini voit
dans le choix de cette nouvelle dénomination quelque chose
de mystique6.
Force est de reconnaître que le nom, ajouté
à la beauté naturelle du
site, peut éveiller chez certains des sentiments de
religiosité
apparentés à la mystique, une
religiosité mystique inspirée de «
Notre
Dame Nature », et qui se retrouve aussi
adéquatement exprimée dans la
religiosité mariale précédemment
évoquée. Dans une perspective «
prémariale », il est intéressant
d’ajouter que vues depuis le Monte
Trinità, d’où ces sept personnes
auraient d’abord aperçu le futur Monte
Verità, les trois collines (I Mött)
du Monte Verità ressemblent
en fait à un femme couchée. Cette ressemblance
est encore plus
frappante lorsqu’on se rapproche dans la même
trajectoire, pour voir se
dresser ce qui ressemble à trois
généreuses « mamelles »,
dont, au
premier plan, la fameuse « Mött
du Monte Verità » (un véritable
Mont de Vénus), que l’on peut voir le mieux non
loin du pont de
l’actuelle autoroute qui enjambe la rivière
Maggia, pour relier la
plaine d’Ascona avec celle de Locarno.
3. Henri
Oedenkoven (1875-1935)
Parmi
les sept inventeurs du Monte Verità, on ne saurait dire
que tous étaient particulièrement religieux ou
mystiques. C’est
notamment le cas du principal fondateur et futur
propriétaire des lieux
à savoir Henri Oedenkoven (1875-1935). Cependant, il est
à noter
qu’Oedenkoven rachète La Monescia
au Conseiller national tessinois Alfredo Pioda (1848-1909), qui avait
déjà projeté, en 1889, d’y
construire un couvent de théosophie laïque
dénommé « Fraternitas ».
L’acte fondateur de cette société,
rédigé en
langue française, est notamment signé par la
comtesse Constance
Wachtmeister, une proche confidente de la fondatrice de la
Société
théosophique, à savoir Helena Petrovna Blavatsky
(1831-1891). Comme
cette dernière était encore en vie, elle a sans
doute entendu parler de
ce projet. Le document parle entre autres de régime
végétarien, de
théosophie et de vie conforme à la
fraternité universelle7.
Dans son testament du 31 août 1903, Alfredo Pioda parle
à sa nièce de
l’immortalité de l’âme
… et de l’inutilité de toute
sépulture, car le
corps d’un homme mort n’a pas plus
d’importance que ses vieux habits.
Ensuite, il lui recommande de lire des écrits
théosophiques et mystiques8.
Le
but déclaré d’Oedenkoven, fils encore
très jeune d’un riche
industriel de Belgique, était de construire un sanatorium
dédié à ce
qu’il faudrait appeler aujourd’hui « la
naturopathie ». En ce sens,
lui-même et ses amis étaient
indéniablement des pionniers. Soucieux de
réformes alimentaires, vestimentaires et sociales, il avait
néanmoins
gardé un certain sens des réalités
matérielles. D’autre part,
Oedenkoven n’était pas non plus hostile au
progrès. Il savait apprécier
le confort apporté par certaines innovations technologiques,
à
condition qu’elles ne dégradent pas la nature
environnante. Une grande
partie de ses efforts visaient à rendre la
coopérative économiquement
viable. En 1905, cinq années après leur
arrivée sur les lieux, il
publia un dépliant intitulé « Statuts
provisoires de la société
végétarienne du Monte Verità
», où l’on peut lire que le but de la
coopérative était
l’élaboration de nouveaux modes de vies
(aujourd’hui,
on dirait « alternatifs »), en vue «
d’un meilleur accord avec les lois
de la nature »9. Cette harmonie avec les lois de la nature est
notamment symbolisée par le signe taoïste du Yin-Yang
10,
lequel figure au plafond, au-dessus des fenêtres et
même encore une
fois sur les balustrades des escaliers de
l’édifice central de la
coopérative du Monte Verità, construit en 1904
à la demande d’Henri
Odenkoven par son ami Walter Hoffmann (1871-1904). Au point que
l’on
pourrait dire que cet édifice central, dont il ne reste plus
que les
escaliers, était une sorte de temple taoïste. De
quoi dissiper tous les
doutes quand à l’importance accordée
à Lao-Tseu, dans la philosophie du
« retour à la nature »
prônée par les Monteveritani.
D’une
certaine manière, ce temple est toujours là,
puisqu’il persiste dans la
vacuité que préserve l’actuelle
terrasse, laquelle n’est en fait rien
d’autre que le socle de l’ancien édifice.
Quoi
qu’il en
soit, la cure végétarienne proposée au
Monte Verità attire des gens
venus de toute l’Europe, mais aussi des
personnalités locales. C’est
notamment le cas du peintre Filippo Franzoni (1857-1911), qui remercie
Oedenkoven dans une lettre pour l’avoir guéri
d’une inflammation rénale11.
Dans une autre brochure, il est encore précisé :
« Comme toutes les
autres méthodes de guérison, la cure
végétarienne part du principe
qu’un organisme, dans la mesure où il est capable
de vivre, possède en
lui-même suffisamment de force pour induire sa propre
guérison, à
condition qu’il lui soit permis de vivre en accord avec les
lois de la
nature12.
» On peut en déduire que la principale
vérité proposée par Henri
Oedenkoven aux hôtes du Monte Verità, consistait
dans l’apprentissage
d’une vie qui soit en meilleure harmonie avec les lois de la
nature.
4.
Ida Hofmann-Oedenkoven (1864-1926)
Sa
compagne, Ida Hofmann-Oedenkoven (1864-1926), une pianiste
austro-hongroise ayant séjourné au
Monténégro dans les Balkans, était
elle aussi douée d’un certain sens pratique, tout
en sachant se montrer
plus réceptive et sensible aux valeurs
immatérielles de l’existence.
Nous lui devons la dénomination wagnérienne de
certains toponymes du
Monte Verità : « La Clairière de
Parsifal » (Parsifalwiese), « Le
Rocher des Walkyries » (Walkürenfelsen),
etc.; faisant du sommet de la colline une sorte d’Asgard
ou de Wal-Hall de la musique
wagnérienne. À ce titre, on peut se
demander si
certains Monteveritani n’ont pas fait un
rapprochement entre Asgard
et Ascona. Compte tenu de la wagnéromanie de
l’époque, cette toponymie
pouvait certes être considérée comme un
attrait touristique non
négligeable. Néanmoins, on ne saurait affirmer
que les motivations
d’Ida Hofmann étaient rien d’autre que
touristiques (même si, tout
comme son mari, elle s’inquiétait de la
viabilité économique de
l’entreprise). En effet, nous lui devons aussi la
rédaction d’au moins
trois livres : le premier donne des conseils pour «
l’épanouissement
harmonieux de la condition féminine »13 ; le second est dédié
à la promotion du végétarisme14 ; tandis que le troisième raconte
l’histoire « vraie et sans fabulation »
du Monte Verità15. C’est, avec le petit livre
d’Adolph Grohmann16 suivi de la brochure humoristique de
l’anarchiste Erich Mühsam17,
qui séjourna au Monte Verità en 1904, ainsi que
quelques articles
tantôt élogieux, tantôt
polémiques, parus dans la presse, un des
premiers textes ayant contribué à propager le
mythe du Monte Verità.
Ida Hofmann y décrit sa rencontre avec Henri Oedenkoven, en
été 1899,
dans un institut de « guérison par la nature
», la Naturheilanstalt Rikli
à Veldes en Autriche, d’où serait
née l’idée de fonder un sanatorium
nettement plus avant-gardiste quelque part au sud des Alpes.
Intéressant
pour notre propos est que Ida Hofmann s’y distancie
des « superstitions anciennes », notamment
d’un christianisme qu’elle
juge sclérosé. Sans doute qu’elle suit
en cela l’opinion d’un de ses
auteurs favoris, le comte russe Lev Nikolaïevitch
Tolstoï, auquel nous
devons des écrits moins connus aujourd’hui, tels
que Le royaume de Dieu est en nous (1893
– Maître Eckhart aurait dit la même chose
!) et Lettre sur la supercherie de
l’Église
(1900, qui lui valut l’excommunication de
l’Église orthodoxe en 1901). Cependant,
Ida Hofmann se
distancie aussi des nouvelles
théories
ésotérico-religieuses qui abondent à
son époque : « christian science
», théosophie, spiritisme, spiritualisme,
mysticisme, etc (en bref: «
Le New Age », pour employer une terminologie
réductrice plus récente) 18.
Aussi, elle considère que la plupart des «
expériences du monde
supra-sensible » ne sont rien d’autre que des
perceptions illusoires
induites par une irritation excessive du système nerveux,
qu’elle juge
peu désirable pour la santé de notre organisme19. Malgré
cela, elle
accueille avec curiosité et
bienveillance les
apologistes de toutes obédiences religieuses (orthodoxes ou
hétérodoxes), théosophes, spiritistes,
etc., intéressés par le
sanatorium du Monte Verità. En dépit des
réserves précédemment
énoncées, il est remarquable de constater
qu’en deux endroits du livre20,
« la mystique » (et non pas « le
mysticisme ») prend un sens éminemment
positif : le mot « mystique » semble alors
désigner l’instrument d’une
« prise de conscience de la détermination de sa
propre individualité ».
On peut en déduire que selon Ida Hofmann, la mystique est un
moyen de
parvenir à l’intériorité,
c’est-à-dire, à la véritable
connaissance de
soi.
Pour
l’intérêt historique de la danse
contemporaine,
auquel le Monte Verità est associé, on notera
aussi le récit d’un
voyage, en août 1904, où Henri et Ida visiteront
différentes
communautés poursuivant des objectifs similaires au Monte
Verità, avant
de s’arrêter à Bayreuth pour assister
aux représentations du Parsifal et du Tannhäuser
de Richard Wagner (et sans doute aussi pour inciter les touristes de
Bayreuth à venir faire un petit pèlerinage au
Monte Verità). Dans Tannhäuser,
le rôle d’une des grâces est
joué par Isadora Duncan (San Francisco
1877 – Nice 1927). Apparemment,
la
célèbre danseuse américaine est
déjà
bien renseignée au sujet du Monte Verità,
notamment par l’entremise de
son frère Raymond Duncan, que Gustav Gräser aurait
rencontré en 1900 à
Paris (ce qu’Ida Hofmann ne dit pas, car elle se montre
toujours très
réservée, voire opposée à
l’encontre de Gustav Gräser). Toujours
est-il
qu’Isadora Duncan les reçoit le lendemain pour une
entrevue personnelle
(le 13 août 1904)21.
Tout comme Emile Jaques-Dalcroze (qui est déjà
venu en 1902), Rudolf
von Laban, Suzanne Perrottet et Mary Wigman, La Duncan fait partie des
figures majeures de la danse contemporaine ayant
séjourné au Monte
Verità22. En regard de tous ces noms prestigieux, il ne
fait pas de doute que la danse contemporaine est née au
Monte Verità.
5. Gustav
Gräser (1879-1958)
Même
si ce jeune prophète en sandales (qui n’avait que
21 ans au
moment de rejoindre le groupe en 1900), semble ne pas avoir
été trop
bien accueilli par Ida Hofmann et Henri Oedenkoven, il faut
néanmoins
reconnaître que le mythe du Monte Verità ne serait
pas devenu ce qu’il
est sans cet inénarrable mais charismatique personnage
qu’était Gustav
Gräser (1879-1958)23.
Avec un certain recul, on peut même dire que «
Monte Oedenkoven » avait
besoin de « Monte Gräser », tout comme
« Monte Gräser » avait besoin de
« Monte Oedenkoven ». Né à
Kronstadt (renommée Stalin en 1950, puis
Brasov en 1960), c’est-à-dire dans l'un des sept
bourgs ou villes
fortifiées (Siebenbürgen) de
Transylvanie construites au XIIIe
siècle par les chevaliers teutoniques, Gustav Arthur
Gräser (surnommé
Gusto Gras, Gräser ou encore Arthur Siebenbürger)
avait certes un
physique de chevalier teutonique, mais strictement rien de martial ni
de militariste dans le fond de son âme. Bien
au contraire.
Son
opposition à toute forme de violence, qu’il
professa tout au long de sa
longue vie, parfois au prix de graves embrouilles avec les
autorités –
dont au moins deux séjours en prison et même une
condamnation à mort,
en 1915, infléchie de justesse par
l’arrivée de sa femme accompagnée
d’une de ses filles âgée cinq ans24 – lui valurent
l’épithète de « Gandhi
occidental ».
Nombreuses
sont les personnalités célèbres qui
l’ont connu et
apprécié – et qui ont parfois du
intervenir en sa faveur suite à
quelque problème avec les autorités, notamment le
Professeur Auguste
Forel, Hermann Hesse et Thomas Mann, qui déclare que
Gräser est un
homme au cœur pur. Un peu comme les prédicateurs
cathares ou les frères
prêcheurs, comme par exemple Maître Eckhart 25,
il parcourut d’immenses distances à travers
l’Europe, le plus souvent à
pied, parfois dans une modeste roulotte tirée par deux
chevaux où
trouvaient place sa femme ainsi que six enfants qui
n’étaient pas tous
de lui.
Avant
de rejoindre le groupe fondateur des Monteveritani,
Gustav Gräser a fait un bref apprentissage auprès
du « peintre mystique
» Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913), dont quelques
œuvres sont encore
exposée au Musée de la Chartreuse en
l’île de Capri. De ce bref
apprentissage auprès de Diefenbach, il reste un tableau
illustrant son
idéal de nudité et de retour à la
nature, qui se trouve au Musée de la
Casa Anatta (Fondazione Monte Verità).
En
fait,
Gustav Gräser n’a que rarement
séjourné sur le territoire oedenkovien
du Monte Verità mais très souvent et parfois
assez longtemps à la
périphérie, notamment dans une ou plusieurs (?)
grottes ou simples
affractuosités rocheuses situées à
l'ouest du village d’Arcegno, sur le
territoire et avec le consentement de la commune de Losone. Gusto
Gräser disposait aussi d'une maison construite entre 1903 et
1906 avec
son frère Karl Gräser : « La Maison de
Demian » (Demianhaus,
selon une expression de Hermann Müller, mettant en valeur le
séjour et
l'inspiration qu'y trouva jadis Hermann Hesse). Cette maison existe
toujours, mais apparemment elle est aujourd'hui menacée de
démolition.
Pour
les artistes, les écrivains et les poètes, une
figure aussi
extrême que Gustav Gräser était
évidemment plus attirante que les
co-propriétaires et autres co-actionnaires de la Colonie
végétarienne
du Monte Verità, dont la liberté de mise en
scène théâtrale était
largement restreinte par la conscience raisonnable et bien
raisonnée de
ce qui était matériellement faisable. Il en
résulta une situation
paradoxale, à savoir que les visiteurs venaient habiter au
Sanatorium
du Monte Verità, mais celui qu’ils
espéraient rencontrer par dessus
tout, était cet « anachorète absolu
» vivant nu dans une grotte.
D’abord seul, il y aurait aussi
séjourné avec sa femme, qu’il rencontra
en 1908. On se racontait par la suite toutes sortes de fables
à propos
du Naturmensch (L’Homme de la Nature) et
de sa Felsenfrau
(La Dame du Rocher), qu’on disait être
d’une grande beauté. Le fait
qu'ils aient aussi - voire surtout - habité dans une maison
« normale »
avec Karl Gräser est évidemment moins fertile pour
l'imagination. Quoi
qu'il en soit, Gustav Gräser (peut-être
inspiré par sa recontre avec
Raymond Duncan le frère d'Isadora, à Paris, en
1901?) passe pour être
l’instigateur de danses nues – ou presque nues
– célébrées au clair de
lune, dans de grandes rondes, parfois autour d’un feu,
auxquelles
auraient participé jusqu’à soixante
personnes, transformées, le temps
d’une nuit, en « dames et hommes des bois
» (Waldfrauen und Waldmänner).
C’était des danses religieuses ou extatiques, sans
doute avec quelque
chose d’érotique, mais sans connotation sexuelle
au sens habituel du
terme. Les détracteurs ont parlé
d’orgies sexuelles, mais en fait, les
participants cherchaient quelque chose de plus universel que
l’union
charnelle, à savoir, être en communion avec la
nature et redécouvrir «
l’intériorité mystique » de
leur propre soi. On parlait à ce propos de Waldandachten,
de « Méditations forestières
». En dialecte local, les gens du pays parlaient des Balabiott,
ce qui voulait dire « les possédés
», selon certains – ou encore selon
d’autres, plus simplement : ceux qui « dansent nus
» dans les
clairières de la montagne. Parmi les gens du pays, certains
semblent en
effet avoir reconnu une religiosité sincère et
authentique dans ces
danses diurnes et / ou nocturnes, alors que la plupart
étaient choqués
par la nudité des Balabiott. Quoi
qu’il en soit, et comme le dit très justement
Hermann Müller, le charisme du Monte Verità venait
en grande partie du Monte Gioia (La Montagne de la
Joie)26,
tel que Gustav Gräser avait coutume d’appeler
« son » Monte Verità. Et
de donner une longue liste d’auteurs ayant traité
de ce sujet : Erich
Mühsam, Frederic van Eeden, Hermann Hesse, Bruno Goetz,
Johannes
Schlaf, Gehard Hauptmann, Oskar Maria Graf, Franz Jung, Emil Szittya et
d’autres encore27.
Parmi
tous ces auteurs, Hermann Hesse est sans doute celui qui a
le mieux connu Gustav Gräser, auprès duquel il a
séjourné à plusieurs
reprises. Il s’en est inspiré pour
décrire le héros de son roman Demian.
Sa femme, Elisabeth Dörr (1876-1953), dont Hesse est
manifestement
amoureux, devient Madame Eva dans le même roman. «
Je vis nu et
éveillé, tel un cerf dans son bocage de rocailles
», écrit-il à propos
de son premier séjour auprès de son ami, dans la
forêt d’Arcegno28. Ils étudient ensemble les Upanishads
29. Plus tard, Gustav Gräser lui confie sa
traduction libre (ou paraphrasée) du Tao Te King de
Lao-Tseu30. Insolite est déjà le fait
que selon lui, Tao signifie « le dégel »
ou « la rosée », comme s’il
s’agissait d’un mot allemand (Tau
= « rosée »). De quoi
révolutionner l’herméneutique
taoïste ! Son style
est tantôt original et ponctué de bonnes
trouvailles lexicales, tantôt
plutôt potache, ce qui donne à penser que Gustav
Gräser valait mieux
comme Maître de vie, tandis que Hermann Hesse
était certes un plus
grand Maître de lecture. Jésus, Nietzsche et
Maître Eckhart (qu'ils
lisaient sans doute dans la traduction de 1903, publiée par
un ami
d'Erich Mühsam, à savoir Gustav Landauer :
né en 1870 - assassiné en
1919, après la révolution de novembre 1918
à Munich) font aussi partie
des références. De même que Rousseau,
Tolstoï et Les feuilles d’herbe (Leaves
of Grass)
de Walt Whitman (1819-1892). Gustav Gräser était
conscient d’un
rapprochement entre le livre de Whitman et son propre nom, car en guise
de salutation, il donnait parfois aux visiteurs une feuille
d’herbe (A leaf of grass).
Le
présent article est surtout dédié
à la période initiale du
Monte Verità. Cependant, il paraît utile
d’évoquer brièvement la suite
du parcours vital de Gustav Gräser. Car il illustre tellement
bien ce
que Gräser et ses amis auraient souhaité
éviter. Vers le début des
années trente, alors que des « chemises brunes
» toujours plus
nombreuses défilent dans les rues des villes allemandes, on
le voit
marcher seul dans les rues de Berlin, toujours en sandales, avec sa
stature immense, ainsi que barbe et longue chevelure. Des dames avec
chapeau et des ouvriers en bottes, perplexes et nettement plus petits
que lui, le regardent des pieds jusqu’à la
tête. Il prêche notamment en
faveur d’un « Museum contre la guerre ».
Ensuite, il est complètement
marginalisé par une interdiction
d’écriture, de performance et une
menace de déportation comme « asocial »
à Buchenwald
– autant dire : l’extrême inverse de ce
que pouvait représenter pour
lui un « bois de hêtres »,
c’est-à-dire un bois sacré. On ne sait
pas
trop comment il réussit à survivre en Allemagne
pendant la guerre sans
se faire ni raser ni déporter. On sait qu’il
n’a pas demandé refuge en
Suisse. Ou du moins, même s’il y est venu en tant
que clandestin, il
n’a certes pas trouvé de place dans son ancien
paradis, car pendant la
seconde guerre mondiale, les environs de sa grotte d’Arcegno,
derrière
le Monte Verità, ont été
transformés en camp d’accueil pour les
réfugiés polonais (de ce camp, il reste au moins
trois baraques en
bois, qui font aujourd’hui office de … colonie de
vacances).
A
la grande surprise de ceux qui l’ont connu, Gräser
refait
surface en 1945, très éprouvé, mais
pareil à lui-même. On peut le voir
sur une photo particulièrement saisissante, les yeux hagards
et
visiblement sous-alimenté, devant un champ de ruines qui fut
jadis la
vieille-ville de Munich. En 1950, René Prévot, un
journaliste qui l’a
déjà rencontré en 1918 parle
d’un miracle : « Il a survécu !
» (avec
joie mais non sans s’amuser des allures étranges
du personnage). Gräser
lui répond avoir certes toujours « un petit oiseau
vert » (ein Grünspecht)
dans la tête, mais que cela valait mieux – et
surtout, cela avait causé
bien moins de mal à la terre – que
d’avoir dans la tête un petit oiseau
noir, brun ou rouge31. Il meurt
seul dans les
environs de Munich (München-Freimann),
sans que
la date exacte de son décès ne soit
enregistrée. Probablement le 27
octobre 1958. Son futur biographe, Hermann Müller,
réussit à sauver in extremis
ses manuscrits de la décharge publique32. C’est
peut-être en songeant à Gustav
Gräser que Hermann Hesse écrit
dans une lettre : « Des hommes ont
séjourné parmi nous, pareils à des
lumières incandescentes, mais personne ne les a
remarqués ! Une
douzaine de singes fous ont joué aux ‘grands
hommes’, mais ces
véritables lumières ont vécu sous vos
yeux, comme si elles n’avaient
jamais existé »33.
6. Les Mamelles
d’Artémis
Tout
au long de cette étude, nous avons parlé du site
du Monte
Verità, ainsi que de trois biographies fondatrices, en
relevant les
passages où l’adjectif ou le mot «
mystique » semble apparaître de
façon adéquate dans les sources
employées. Force est d’admettre que
cette notion a tendance à se dérober à
toute approche discursive. Mais
telle est une observation qui s’applique à
l’ensemble de l’histoire de
la mystique. Raison pour laquelle l’approche mystique a
donné lieu à
quelque chose comme la théologie négative,
puisque la mystique dite
spéculative se propose de discourir sur un domaine qui par
définition,
se dérobe au langage. Compte tenu de cette
difficulté, on peut affirmer
que dans une certaine mesure, il est légitime de parler de
mystique à
propos du Monte Verità. Tolstoï et Lao-Tseu sont
indéniablement des
auteurs mystiques.
Henri
Oedenkoven, qui avait sans doute plus que les autres
membres du groupe le sens des réalités pratiques,
n’en est pas moins «
mystique » dans la mesure où il s’est
manifestement inspiré de ces deux
auteurs pour fonder son entreprise. On a aussi vu que Ida Hofmann donne
une définition intéressante de la mystique en
tant que prise de
conscience de la détermination profonde de notre
intériorité. En somme,
une mystique immanente ou « existentialiste ».
Hélas, elle ne développe
pas cette idée. On retiendra cependant encore
qu’elle semble opposer «
mystique » (au sens positif) et « mysticisme
» (sens négatif). Sur quoi
il faudrait ajouter que vers 1905, en Europe, le Monte
Verità était
sans doute l’ultime paradis des « -ismes
», encore vécus avec une
certaine innocence. Parmi ces nombreux « ismes »,
les principaux
étaient le végétarisme, le nudisme
– ou plus exactement le naturisme –
, ainsi que (…) l’individualisme, auquel on
pourrait encore ajouter le
féminisme. Cependant, on a aussi et à juste titre
répertorié le
mysticisme, et parfois même « la mystique
», au sens où l’entend Ida
Hofmann.
Autant
par les auteurs dont il s’inspire que par ses actes ou
ses écrits, Gustav Gräser, entre aussi dans cette
catégorie d’une «
mystique du retour à la nature », d’une
mystique de l’immanence où « la
passion de l’Un » consiste à «
faire un avec Notre Dame Nature ». Dans
la perspective de notre domaine de prédilection (la mystique
rhénane),
on peut dire qu’il y a quelque chose «
d’eckhartien » en lui, notamment
à propos de l’importance de la notion de
« joie34 » (Monte Gioia),
mais à fortiori, on peut trouver des points de comparaison
entre Gustav
Gräser et Henri Suso. Certes,
grandes sont aussi les
différences, car
ces deux auteurs n’ont pas grandi à la
même époque ni dans le même «
ordre », cependant, pour ne donner ici qu’un seul
exemple tiré d’un
livre récemment traduit, voici une citation de Suso qui
pourrait tout
aussi bien être de la plume de Gustav Gräser :
« Dans cette montagne
sauvage où réside le supradivin, se trouve un
abîme dont le prélude est
sensible à tous les purs esprits: ils entrent alors dans une
vertu
ineffable d’une sauvage étrangeté
»35.
L’épisode
de « la montagne sauvage », qui figure à
la fin du chapitre 7 du Sicut aquila (Tel
un aigle)
de Suso est importante, car elle constitue le but final de
l’envolée
romanesque et mystique que Suso propose à sa fille
spirituelle. En
effet, elle se réfère à la plus haute
expérience de l’ineffabilité
divine. Certes, on pourrait apporter d’autres exemples
où la notion de
« sauvage » (wilde) prend un
sens plus équivoque, - où l’on ne
sait pas s’il s’agit d’une rencontre avec
le divin ou avec une
personnification de l’hérésie.
C’est notamment le cas de la fameuse
rencontre de Suso avec « la chose sauvage sans nom »36.
Quand bien même Suso applique ici la notion de «
sauvage » à
l’hérésie,
il n’en demeure pas moins que ce substantif ne correspond pas
nécessairement chez lui à une
catégorie clairement identifiable comme «
hérétique ». Wild
peut aussi désigner « le merveilleux ».
En anglais moderne wild ne comporte-t-il pas aussi
un sens positif dans certains contextes, à savoir:
excité, passionné, enthousiaste? Chez Suso, wild
désigne certes ce qui est incompréhensible,
inconstant, versatile et
donc spirituellement débridé –
c’est-à-dire inquiétant ou
chargé de
réminiscences religieuses antérieures au
christianisme. Cependant,
d’autres passages du même auteur confirment que ce
terme peut aussi
servir à évoquer de manière positive
l’occurrence merveilleuse d’une
expérience originelle du divin. Il en découle que
selon Suso, même les
hérétiques ont une authentique
expérience du divin. Le problème vient
plutôt d’une certaine difficulté
à intégrer cette authentique
expérience spirituelle « ici-bas », dans
la vie matérielle et sociale
du monde qui les entoure. En d’autres termes, les
hérétiques ne sont
pas mauvais en eux-mêmes, mais ce sont des marginaux. On
pourrait alors
objecter que parmi les saints, beaucoup ont aussi vécu comme
des
marginaux. À la lumière de ces
réflexions, on peut se demander si
Gustav Gräser était un saint ou un
hérétique. Certains poètes du XXe
siècle ont déjà donné leur
réponse à cette question : ils l’ont
canonisé37.
Au
sens de « religion des mystères », qui a
indéniablement joué un rôle dans
l’imaginaire des Monteveritani,
tout comme dans la mystique chrétienne, on peut aussi dire
qu’il existe
des sites particulièrement aptes à attirer de
semblables mouvances. Les
environs du Monte Verità semblent depuis toujours avoir
été un tel
endroit. Dans la préface au catalogue de son exposition sur
le Monte
Verità (1980), Harald Szeemann a comparé cette
montagne aux « Mamelles
d’Artémis », déesse dont la
plus célèbre statue se trouvait dans le
temple d’Éphèse. Il y a 2500 ans, le
philosophe Héraclite y aurait
déposé en offrande son livre consacré
à « Notre Dame Nature »38. Tout comme
les fragments du
livre d’Héraclite, il
ne nous reste rien
d’autre que des fragments des nombreuses
différentes quêtes entreprises
par les Monteveritani, dont nous n’avons
évoqué que les trois
premières. Mais à bien y
réfléchir, il ne pouvait en rester autre chose
que des fragments : pas de théorie définitive et
pas de temple. Car en
fait de temple, c’est le site lui-même qui est un
temple. Raison pour
laquelle il importe de protéger ce site et le paysage qui
l’entoure, un
peu comme l’on protège une réserve
naturelle. Comme bien d’autres
paysages sublimes, les saintes collines et le littoral
d’Ascona sont
aujourd’hui menacés « par les
constructions envahissantes de résidences
secondaires », voire même par « la
création effrénée d'implantations
portant atteinte au paysage et à l'environnement39 ».
Telle
est la motivation principale ayant conduit à la
rédaction
de cet article : garder la mémoire d'approches plus
respectueuses de la
nature, telles qu'elles furent initiées de façon
avant-gardiste déjà
vers 1900, notamment par les sept figures fondatrices du Monte
Verità
énoncées dans cet article.
Wolfgang Wackernagel 2004
(Version mise à Jour : Janvier 2007 pour
Gusto-Graeser.info)
N O T E S
:
________________
1
L’ouvrage collectif publié par Harald Szeemann,
éd., [Le mammelle della verità / Die
Brüste der Wahrheit (intitulé de la
couverture du catalogue de l’exposition)], Monte
Verità, Berg der Wahrheit. Lokale Anthropologie als Beitrag
zur Wiederentdeckung einer neuzeitlichen sakralen Topographie.
Milano, Electra Editrice, 1978, 1980, a constitué un
tournant majeur
dans la réception du mythe. Il me semble utile de
préciser à cet
endroit avoir rencontré Harald Szeemann à deux
reprises en 1987-1988.
En octobre 2004, nous avons échangé une
brève correspondance à propos
de mon intervention au colloque de l’ULB annoncé
pour décembre 2004. Je
ne suis pas sûr que Szeemann avait alors bien compris
l’objet de mon
investigation : « Mystique ? Que dois-je dire ? Le contraire
d’aujourd’hui ? » J’aurais
souhaité lui rendre visite en été
2005.
Malheureusement, le sort en décida autrement, raison pour
laquelle cet
article lui est dédié.
2
Voir
Giorgio Vacchini, « Ascona, anno 1900 », dans H.
Szeemann, éd., op. cit., p. 12.
3
Voir
le roman de Gehard Hauptmann, Der Ketzer von Soana
[i.e. Ascona], Berlin, 1918, inspiré des Monteveritani.
4
Même s’il faut aussi reconnaître des
différences en fait de
trajectoires, ce groupe de sept jeunes personnes a peut-être
été
influencés par le premier Wandervogel
(oiseau migrateur), mouvement fondé en 1896 à
Berlin-Steglitz, et qui fait un peu penser au Wandersmann,
c’est-à-dire, au Pèlerin
chérubinique d’Angelus Silesius.
5 Pauline
Charlotte Hattemer, surnommée Babette (24. 11. 1876 - 21. 4.
1906), est
un peu la princesse Diana du Monte Verità. Sa mort, survenue
dans des
circonstances mal éclaircies, semble avoir jadis
soulevé toutes sortes
de turbulences: une affaire de suicide ou d'empoisonnement à
la
morphine, dans laquelle les psychanalystes Otto Gross et Johannes Nohl
(ainsi que leur ami Erich Mühsam?) auraient
prétendument été impliqués.
Le rapport de police, établi trois ans plus tard,
privilégia néanmoins
la thèse du suicide. Quoi qu'il en soit, il y a confusion,
même à
propos du nom de la défunte. Chez Erich Mühsam,
elle se nomme Lotte H.;
chez Ida Hofmann et Robert Landmann, elle se nomme Lotte Hattemer. Dans
un ouvrage plus tardif et sans doute moins fiable de Jonny G. Rieger (Ein
Balkon über dem Lago Maggiore),
elle se nomme Lotte Hattemacher. Ou encore, sur une page web
consacrée
à Otto Gross: Lotte Chattemer («La Chatte
Mère»?, sans doute un «lapsus
oedipien» ... ou quelque clin d’oeil
allusif à L’Amant de Lady Chatterley,
de David Herbert Lawrence?). Les avis oscillent à son sujet,
suggérant
que c'était une sainte, une exaltée, ou une
folle. On la surnommait
parfois « La Fille de Monsieur le Maire » (Die
Bürgermeisterstochter).
Le récit de Ida Hofmann atteste qu'elle était
fort belle, et que vers
1900, à l'âge de 24 ans, de nombreux hommes se
sentaient attirés par
elle. Notamment: le prince héritier de Saxe-Meiningen, Josua
Klein,
Alfredo Pioda (affinités spirituelles), Fritz Röhl
et bien sûr son ami
Ferdinand Brune. Robert Landmann dit aussi qu'elle était
«belle comme
une image» (bildhübsch).
Curieusement, Lotte Hattemer semble
n'avoir jamais été identifiée sur
aucune des nombreuses photographies
de la première période du Monte
Verità. Voici le détail d'une photo qui
ressemble aux descriptions de Lotte Hattemer. Comme il y a quelques
ressemblances physiques entre Lotte Hattemer et Isadora Duncan, j'avais
passagèrement supposé qu'il s'agissait
peut-être d'une photo non
répertoriée d'Isadora Duncan : la voici
donc sous un angle similaire,
afin que chacun puisse se faire son propre avis :
|
|
Lotte I (selon Wackernagel)
Lotte Hattemer entre Ida Hofmann et Henri Oedenkoven, hiver 1902-1903 (absence de feuilles sur les arbres).
|
Isadora
Duncan : il y a des ressemblances physiques,
mais ce n'est pas exactement le même profil.
|
Lottte Hattemer vers
1905,
identifiée par Frank Milautzcki
cette image m'a été envoyée par
Hermann Müller (17.01.2007).
|
6
Luigi Antognini, « Perché la collina si chiama
Monte Verità. Una
denominazione in cui aleggia qualcosa di mistico », dans Gio
Rezzonico,
éd., Antologia di cronaca del Monte
Verità, Arti grafiche Rezzonico e figli, Locarno,
2000, p. 26.
7
Voir
Walter Schönenberger, « Monte Verità und
die theosophischen Ideen », dans H. Szeemann, éd.,
op. cit., p. 65.
8
Ibid.
9
Voir
Robert Landmann, Monte Verità, Die Geschichte
eines Berges,
Adalbert Schultz Verlag, Berlin, 1930, p. 98. Dans la nouvelle
édition
amplement retravaillée (modifiée) et
complétée par Ursula von Wiese et
Martin Dreyfuss (Huber, Frauenfeld 2000), ce texte n’est plus
reproduit. Mais il faut reconnaître que la nouvelle
édition a d’autres
atouts et qu’elle est plus agréable à
lire.
10 À
propos de la « mystique » taoïste, voir
dans le présent volume
l’article de Françoise Lauwaert, «
Manger de l’air, manger des mots. La
recherche de l’aliment d’immortalité
dans le taoïsme chinois ».
11
G.
Rezzonico, éd., op. cit., p. 54.
12
Voir
R. Landmann, op. cit., p. 151.
13
Ida
Hofmann-Oedenkoven, Wie gelangen wir Frauen zu harmonischen
und gesunden Daseinsbedingungen ?, Ascona, 1902.
14
Ida
Hofmann-Oedenkoven, Vegetarismus ! Vegetabilismus !
Blätter zur Verbreitung vegetarischer Lebensweise,
Monte Verità, Ascona, 1905.
15
Ida
Hofmann-Oedenkoven, Monte Verità. Wahrheit ohne
Dichtung, Karl Röhm, Lorch/Württemberg,
1906.
16
Adolph Arthur Grohmann, Die Vegetarier-Ansiedlung in Ascona
und die sogenannten Naturmenschen im Tessin, Halle/S., 1904.
Reprint Edizioni della Rondine: Ascona 1997.
17
Erich Mühsam, Ascona. Eine Broschüre,
Locarno, 1905. Reprint : Berlin, 1977 ; Klaus Guhl, s.l., 1982.
18
I.
Hofmann-Oedenkoven, Monte Verità, op.
cit., p. 40.
19
Ibid.,
p.47.
20
Ibid.,
p. 72 et 95.
21
Ibid.,
p. 84.
22
Voir
à ce propos le chapitre intitulé « Who
was there when », dans Martin Green, Mountain of
Truth. The Counterculture Begins. Ascona, 1900-1920, Tufts
University Press of New England, Hannover and London 1986, p. 119-155.
23
Voir
à ce propos Hermann Müller, Gusto
Gräser. Aus Leben und Werk. Bruchstücke einer
Biographie,
Gräser Archiv Freudenstein, Knittlingen, 1987. Que
Hermann
Müller soit
ici remercié d’avoir relu les épreuves
de mon article et d’avoir
autorisé la reproduction de quelques images figurant dans
son livre.
24 Cet
incident est relaté dans une lettre de Jul Glemser au
Professeur
Auguste Forel, à Yvorne. Sa femme l’encourage
à rester fidèle à ses
convictions, elle annonce qu’elle va venir à la
caserne de Kronstadt
avec son enfant pour assister à
l’exécution, mais en même temps, elle
sent qu’un tel malheur ne va pas se produire. Voir H. Müller, op. cit.,
p. 46-47.
25
Sur Maître Eckhart, voir dans ce volume l’article
de Marie-Anne
Vannier, « L’être, l’Un et la
Trinité chez Eckhart ». On consultera
aussi avec profit Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke,
éds, Maître Eckhart et Jan van
Ruusbroec. Études sur la mystique «
rhéno-flamande » (XIIIe-XIVe siècle),
Bruxelles, Éditions de l’Université de
Bruxelles, 2004 (Problèmes
d’histoire des religions, 14) [contributions de : Marie-Anne
Vannier,
Sébastien Milazzo, Hervé Pasqua, Ysabel de Andia,
Wolfgang Wackernagel,
Pierre Gire, Julien Bacq, Jean Devriendt, Maxime Mauriège,
Monique
Gruber, Rémy Valléjo, Simon Knaebel,
Sébastien Laoureux, Luc Richir,
Paul Verdeyen, Claude-Henri Rocquet, et Hubert Roland].
26
Le Monte
Venere ou « Mont de Vénus »,
faudrait-il même dire, par allusion au Tannhäuser,
bien connu des écrivains de l’époque.
27
A
propos du Monte Gioia
et des écrivains qui se sont inspirés de Gustav
Gräser, Voir Hermann
Müller, « Monte Gioia. Der Monte Verità
von Gusto Gräser », dans
Andreas Schwab et Claudia Lafranchi, éds, Sinnsuche
und Sonnenbad. Experimente in Kunst und Leben auf dem Monte
Verità, Limmat Verlag, Zürich, 2001,
p.187-201.
28
Voir
H. Müller, « Monte Gioia. … »,
dans A. Schwab et Cl. Lafranchi, éds, op. cit.,
p. 194.
29
Sur la mystique du Vedânta, voir dans le présent
recueil la
contribution de Joachim Lacrosse, « De la
commensurabilité des discours
mystiques en Orient et en Occident. Une comparaison entre Plotin et
Çankara ».
30
Voir Gustav
Gräser, Tao. Das heilende Geheimnis,
éd. Hermann Müller, Gräser Archiv
Freudenstein, Knittlingen, 2005.
31
Voir
H. Müller, Gusto Gräser, op.
cit., p. 110-111.
32
Voir M. Green, Mountain of Truth,
op. cit.,
p.80.
33
Voir
H. Müller, Gusto Gräser, op.
cit., p. 107. Hermann Hesse, Gesammelte Briefe,
vol. 3, Frankfurt/Main, 1982, p. 322.
34
Voir
« Les sept degrés de la vie contemplative
» (appendice), dans Maître Eckhart, La
Divine Consolation, traduit du moyen-haut allemand,
présenté et annoté par Wolfgang
Wackernagel, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 109-111.
35
Henri Suso, Tel un aigle, traduit du moyen-haut
allemand, présenté et annoté par
Wolfgang Wackernagel, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 78.
36
Voir
Karl Bihlmeyer, Heinrich Seuse, Deutsche Schriften,
Stuttgart, W. Kohlhammer, 1907, p. 352.
37
Voir
H. Müller, « Monte Gioia. … »,
dans A. Schwab et Cl. Lafranchi, op. cit.,
p. 200. Tombé amoureux de son visage (dont la
beauté est attestée par
Ida Hofmann dans son récit du voyage de 1900, en
quête du Monte
Verità), l’un des poètes
cités ici aurait aussi « canonisé
» Lotte
Hattemer (faudrait-il dire : « Sainte Babette » ?),
ce qui faute de
place, n’a pu être développé
ici. Voir Bruno Goetz, Das Göttliche Gesicht,
Wien, 1927. Par la suite, on a parfois attribué
l'inspiration de ce
roman à la peintre expressionniste Marianne von Werefkin
(1860-1938).
38
Voir
Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Essai sur
l’histoire de l’idée de Nature,
Paris, Gallimard, 2004. Voir aussi Wolfgang Wackernagel, « Le
génie de
Notre Dame Nature. Notes de lecture sur Le voile d’Isis de
Pierre
Hadot) », dans Revue Diogène,
n° 207, juillet-septembre 2004, p.130-139 ; ainsi que W.
Wackernagel, « Les Mamelles d’Artémis
», dans ph+arts. Magazine suisse des arts,
Lausanne, n° 54, février-mars 2005, p. 17.
39 Nous
empruntons ces termes aux initiatives « SAUVER LE SOL SUISSE
» lancées
en 2006 - 2007 par les fondations Franz Weber et Helvetia Nostra
(Expiration du délai imparti pour la récolte des
signatures : 20
novembre 2007). Même si, en regard des «
impératifs économiques »,
elles ne font pas toujours le poids, de telles initiatives ont le
mérite de défendre le point de vue
écologique dans «la dialectique des
enjeux» entre économie et écologie, en
faveur d'un développement plus
durable de notre planète.
Voir à ce sujet :
Fondation Franz Weber :
http://www.ffw.ch/
http://www.ffw.ch/content/view/94/57/lang,fr_FR/
* * *
GUSTAV GRÄSER WIKIPEDIA (ALLEMAND) :
http://de.wikipedia.org/wiki/Gustav_Gr%C3%A4ser
LIEN VERS LA PAGE DU COLLOQUE SUR LA MYSTIQUE :
http://www.ulb.ac.be/philo/cierl/resumesmystique.html
MONTE VERITA AUJOURD'HUI :
http://www.monteverita.org/monteverita/
|